ON EN PARLE

Le charme discret de l'archaïsme

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Numéro 479
octobre 2019

Qui pourra jamais oublier le coruscant « vous l'allez voir » du regretté Jacques Martin, lequel, à lui seul, nous replonge comme madeleines dans tasse de thé au cœur des folles après-midi dominicales du théâtre de l'Empire ? Un seul pronom vous manque, et tout est repeuplé ! Qu'il quitte seulement la place que lui assigne une syntaxe sans imagination, qu'il déserte ce cocon que croyaient lui avoir tissé pour l'éternité, entre verbe conjugué et infinitif, des décennies d'habitude, et nous voilà occupés à remonter le temps, soudain plus riches de toutes les générations qui nous ont précédés... D'un seul coup d'un seul, la pendule se trouve remise à l'heure d'hier, et rien n'est plus propre à nous rappeler que la langue, de beaucoup, nous a devancés.

On peut légitimement se demander si le meilleur contrepoids à opposer aux effets de mode linguistiques, ces bulles de branchitude appelées à éclater sitôt formées, ne réside pas dans une pratique éclairée de l'archaïsme. Quelques pistes seulement, pour vous laisser le soin d'en débroussailler d'autres ? Plutôt que de mettre, des plus platement, vos pas dans ceux du commun, c'est-à-dire avant seulement et après même, renversez la table : vous n'avez « seulement pas » idée, vous ne pouvez « pas même » imaginer la réaction que vous provoquerez chez votre lecteur ! Éloignez sans peur le relatif qui de son antécédent et écoutez la différence : « Les manifestants étaient venus en nombre, qui hurlaient sans vergogne... » Avant de retomber dans des sentiers tristement battus, n'hésitez jamais à glisser, au sein de votre locution prépositive, le que qui va bien : « avant que de retomber », avouez que ça vous a une autre gueule ! N'oubliez pas davantage que pour, loin d'être voué au but, peut aussi, même et surtout flanqué d'un infinitif présent, être utile à la cause... et servir la vôtre : « pour le faire » plus souvent qu'à son tour, votre serviteur aurait du reste mauvaise grâce à vous l'interdire ! Au lieu de vous souvenir comme tout un chacun, préférez l'impersonnel en déclarant qu'« il vous souvient », ce n'est pas pour rien que ce bon Blaise trouvait le moi haïssable ! Enfin, saupoudrez votre prose de quelques tournures qui sucrent ouvertement les fraises : ressuscitez l'adjectif relatif, « auquel cas » vous surprendrez votre monde ; les anciens démonstratifs chers à la langue médiévale, histoire de souligner le charme d'« icelle » ; les audit, ladite, desdits qui fleurent bon le langage ampoulé et légèrement poussiéreux des études notariales d'antan ! Nonobstant (!), et pour peu que vous souhaitiez vraiment décrocher votre brevet d'archaïsme, le plus sûr est encore d'appliquer strictement les règles de la concordance des temps pure et dure. Utilisé à bon escient, c'est-à-dire de loin en loin (il ne siérait évidemment pas que tout cela virât au procédé, sinon à l'affectation), cet imparfait du subjonctif qui suscite d'ordinaire sarcasmes et quolibets dans les rangs du vulgum pecus peut séduire en apportant une touche d'élégance et de distinction à votre phrase. C'est que le bougre, à la troisième personne du singulier du moins, n'en est rien moins que dépourvu ! Mieux : en user dans un contexte désespérément prosaïque afin de créer un effet de contraste est un ressort dont peu d'humoristes renonceraient de gaieté de cœur à jouer. L'unique règle étant, dans ce domaine-là comme dans tant d'autres, de consommer avec modération. Il ne faudrait pas, en effet, que le remède devînt pire que le mal. Qu'à l'adoration béate de la nouveauté succédât un snobisme du passé. Il n'est pas nécessaire de s'appeler Eleanor Roosevelt pour comprendre que, si hier est de l'histoire et demain un mystère, seul aujourd'hui est un cadeau...