ON EN PARLE

La revanche de la forme

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Numéro 473
mars 2019

Quelque chaotique qu'elle paraisse aux yeux de maints observateurs, la période que nous vivons actuellement n'en est pas moins instructive pour le chroniqueur de langue. Gratifiante, même : n'établit-elle pas une fois pour toutes que les mots ont un pouvoir qui surpasse celui des faits ? que la forme, ne se contentant plus d'être, selon la belle formule de Victor Hugo, ce « fond qui remonte à la surface », va jusqu'à supplanter celui-ci, le réduire, presque, au rang d'utilité ?

Qui ne sentirait en effet que, beaucoup plus que des mesures qu'avaient peu ou prou prises avant lui ses prédécesseurs, ce sont ses petites phrases qui clouent au pilori l'actuel chef de l'État ? Ce dernier paie aujourd'hui pour les « Gaulois réfractaires au changement », moqués à l'étranger ; ces « gens qui ne sont rien » et que l'on croise dans les gares ; ce « pognon de dingue » englouti dans des aides sans fin ; la rue qu'il suffit de « traverser pour trouver du boulot ». Beaucoup s'en offusqueront, au nom du grain des choses injustement brûlé sur la paille des mots. Parce que ces derniers constituent notre pain quotidien, on nous pardonnera peut-être de nous en réjouir, fût-ce égoïstement : il n'est jamais inutile de rappeler que nous ne parlons pas là de simples outils sans âme, qu'ils nous ont précédés de beaucoup dans l'existence et peuvent, à ce titre, humilier et blesser. On sait depuis Molière comment, pour avoir voulu l'oublier et ne rien dire qui ne sorte du cœur, Alceste, ce Macron d'hier, a fini.

Pis : les mots sont rancuniers. Dès lors qu'on les a méprisés, ils ne se laissent plus amadouer. S'ils étaient censés agir comme un baume dans les récentes allocutions d'un président repentant, il est à craindre que l'effet qu'ils laisseront ne relève surtout du cautère sur la jambe de bois. C'est que, quand l'heure est passée, elle n'est plus aux paroles. Ce qui a péri par le verbe ne saurait être guéri par lui. Dura lex, sed lex, d'autant plus qu'elle s'applique ici à ceux qui la font !

De tout cela, encore une fois, il ne nous viendrait pas à l'idée de nous plaindre, conforté que nous nous trouvons au contraire dans le sentiment que notre rôle est peut-être moins anecdotique qu'il n'y paraît. Las ! le temps de la jubilation passé, et parce que l'amour-propre finit toujours par rendre des comptes à la lucidité, il ne nous échappera pas longtemps que le remède peut, en l'espèce, se révéler pire que le mal. En d'autres termes, que Scylla n'est jamais éloigné de Charybde.

Sur quoi, en effet, risque fort de déboucher une trop grande attention aux mots si ce n'est sur un recours plus intensif encore à ce « politiquement correct » qui pollue notre langue depuis des décennies ? Il suffit de voir de quelle laborieuse façon on s'attache aujourd'hui à désamorcer le fossé qui va se creusant entre la capitale et le reste de la France, lequel n'aura pas été pour rien, on s'en est aperçu, dans l'explosion récente : en déshabillant une « province » qui avait fini par fleurer bon les vacances et les chansons de Charles Trenet pour rhabiller des « territoires » qui, à force de platitude, ne signifient plus rien du tout.

Qu'il faille peser ses mots n'est pas douteux. C'est un respect que l'on doit à son interlocuteur, et, pourquoi pas, au mot lui-même. Mais il ne faudrait pas pour autant que l'on s'imaginât changer les choses en changeant les mots. Que l'on se bornât, pour retourner un de ces proverbes qui ne demandent que ça, à « bien dire » et « laisser faire ».

Entre l'arrogance du franc-parler et l'hypocrisie des euphémismes, la voie est au moins aussi étroite que sur un giratoire occupé par des gilets jaunes.