ON EN PARLE

Vous avez dit chafouin ?

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Numéro 472
février 2019

L'usage a toujours raison. Qu'il soit bon — comme celui qu'entendait nous inculquer Maurice Grevisse — ou mauvais, peu importe : c'est lui qui aura le dernier mot. Quand un aréopage de grammairiens tente, avec plus ou moins de réussite, d'instiller un tant soit peu de cohérence dans la langue, les modifications qu'il prône n'en sont pas moins, in fine, soumises à l'épreuve du temps. Quand des voix s'élèvent pour simplifier l'accord du participe passé, c'est encore au nom d'un usage qui n'en voudrait plus. Et il n'est que trop vrai qu'à entendre des ministres évoquer les revendications « qu'on leur a transmis » ou, pis encore (car c'est la preuve que la réforme ne servira de rien avant même qu'on ne l'ait mise en œuvre), « qui leur ont été transmis », on se prendrait à douter.

Il reste que cet usage est à l'occasion déroutant. Passe encore que, d'approximation en à-peu-près, il ne cesse d'élargir le champ d'action d'un vocable au point de l'emmener parfois très loin de son sens premier. Les mots, au fond, ressemblent aux humains : leur carrière étant même autrement longue que la nôtre, il n'est que normal qu'à un moment ou à un autre de leur existence ils soient tentés par la reconversion. Tout plutôt que l'oubli pur et simple, ce qui n'est arrivé que trop souvent et arrivera de plus en plus en ces temps où l'éphémère est roi.

Encore faudrait-il que la précision du message n'y perdît pas. Exemple d'école que l'adjectif chafouin : est-il besoin de rappeler que celui-là est né substantif, des amours coupables du chat et de la fouine (ou plutôt de son masculin aujourd'hui disparu). Deux animaux connus moins pour leur candeur que pour leur ruse. Quand on saura qu'au début du XVIIe siècle ce mot servait soit à injurier, soit à désigner le putois, on aura... senti que la cote de l'intéressé était toute relative. Rien d'étonnant à ce que, devenu adjectif, il se soit appliqué au fourbe et au sournois.

Et voici qu'aujourd'hui l'air chafouin n'est plus réservé à Tartuffe ou à un hypocrite de la grande tradition romanesque du XIXe siècle, mais qu'il traduit bien plutôt un état qui se situe quelque part entre le chagrin et le chiffonné (ce dernier ayant l'avantage de cocher le moral et le physique, de peindre le vague à l'âme autant que la mine arborée le matin avant le passage de l'ami Ricoré).

Bien malin qui pourra, péremptoire, élucider les raisons d'un tel glissement de sens ! Les « dicopathes » se hâteront de signaler que deux de ces mots se succèdent dans le lexique, mais quel crédit accorder à cette contagion de voisinage quand ceux qui font l'usage sont loin d'être les plus nombreux à tourner les pages des dictionnaires ? Plus plausible semble l'explication par la proximité des sons : chafouin et chagrin commencent et se terminent de la même façon, pour laisser planer dans leur sillage cette sonorité si plaintive qu'elle a donné naissance à l'onomatopée ouin. Quant à chafouin et à chiffonné, ils ont en commun les sons [ch] (de grincheux et ronchon) et [f], qui ne comptent pas, chacun en conviendra, parmi les plus stimulants de notre langue.

À quand remonte ledit glissement ? À l'aube de ce siècle, les Thomas, Girodet, Hanse et autres collectionneurs de perles qui régnaient sur le précédent n'ayant manifestement rien vu venir. Mais, pour l'heure, ce chafouin nouveau n'a trouvé grâce ni aux yeux de l'Académie, ce qui ne surprendra personne, ni à ceux de Larousse et de Robert, à l'affût pourtant de la moindre nouveauté. Parmi les dictionnaires en ligne eux-mêmes, seul le Wiktionnaire fait état d'un « bougon, maussade » qu'il qualifie aussitôt de « populaire ». Combien de temps faudra-t-il pour que toutes les digues cèdent ? Les paris sont ouverts, mais gageons que ce ne sera plus long...