ON EN PARLE

Touche pas à mon participe !

lire:
Numéro 470
novembre 2018

Il fut un temps où, du français, on retenait moins les vices que les vertus. On taisait ses caprices pour louer sa précision. On allait jusqu'à en faire, c'est dire, la langue de la diplomatie, un terrain mouvant où la moindre équivoque est une déclaration de guerre.

Et voilà que des Belges qui, forts de leurs grands prêtres en la matière (Grevisse et Hanse hier, Goosse aujourd'hui), n'aimaient rien tant, jusque-là, que jouer les gardiens du temple prétendent en ouvrir toutes grandes les portes en s'attaquant à son pilier porteur, l'accord du participe passé !

Cette règle, nous disent notamment deux anciens enseignants qui ne veulent plus qu'on l'enseigne, est obsolète : ne remonte-t-elle pas à l'époque des moines copistes ? Il serait plus logique, et surtout — quand on s'en défendrait — plus simple, de toujours accorder ledit participe quand il est conjugué avec être, et de n'en rien faire chaque fois qu'il fraie avec avoir, quelle que soit la place du complément d'objet direct.

Ce que, pour flatter notre paresse naturelle, l'on omet soigneusement de nous dire (c'est de bonne guerre), c'est qu'une règle ne s'apprécie pas à la seule aune de sa légitimité. Chacun se souvient que nos romantiques n'ont eu aucune peine à démythifier celles de la tragédie, qu'un nommé Boileau avait parées de son talent. Ces « trois unités », quelle insulte au bon sens ! A-t-on idée d'enfermer une intrigue entre le lever et le coucher du soleil ? Existe-t-il au monde un lieu où se succéderaient, à cinq minutes d'intervalle, l'empereur et les conjurés venus comploter contre lui ? Le foisonnement de la vraie vie s'accommode-t-il d'une action simple, faite de peu de matière et qui tend inéluctablement vers sa fin, au mépris de tout ce qui l'entoure et que l'on ne veut point voir ?

Il reste qu'aujourd'hui, et sur ce point je ne dois pas être le seul, je donnerais tout Hugo pour un baril de Racine. Peu importe que la règle fût contestable dans son principe, si elle a permis l'éclosion de tant de chefs-d'œuvre ! Loin de brider leur créativité, ce carcan honni a contraint les auteurs du XVIIe siècle à fuir la facilité pour se concentrer sur l'essentiel, l'étude des caractères.

Ce que, pour en revenir à nos moutons, l'on nous cache délibérément, c'est ce à quoi ressemblera le français, une fois débarrassé de la règle prétendument félonne : à une langue qui ne distinguera plus, excusez du peu, entre « Zoé, on l'a envoyé chercher » (on a envoyé quelqu'un la chercher) et « Zoé, on l'a envoyée chercher » (on a envoyé Zoé chercher quelque chose) ; entre « Les cent mètres que ce senior a couru ont suffi à l'essouffler » et « Les cent mètres qu'Usain Bolt a courus appartiennent à la légende » (il ne s'agit plus de la distance, mais des courses) ; «  Ces dames se sont servi du thé » (elles s'en sont versé) et « Elles se sont servies du thé pour empoisonner leurs maris » (elles l'ont utilisé, et c'est dès lors aux maris qu'en toute logique elles en ont versé) ; entre « Ils se sont vus remettre des décorations » (ils se sont représenté le moment où ils les épingleraient au revers des promus) et « Ils se sont vu remettre des décorations » (on parle cette fois des récipiendaires).

Est-on vraiment prêt à immoler ces subtils mais ô combien utiles distinguos sur l'autel de la fainéantise ? à jeter avec l'eau du bain un bébé dont, au fond, on ne se sent plus digne ? Si, comme l'affirme impudiquement leur chef, les Gaulois se montrent réfractaires au changement, c'est peut-être que ce changement trop souvent aggrave au lieu d'améliorer, appauvrit au lieu d'enrichir, et, au bout du compte, nous vend du simplisme sous le couvert de la simplicité.