À la mémoire de Christian Aubin
Une voix du Nord s'est tue
5 mars 2010
Et doublement, puisque Christian, qui travailla longtemps au sein de notre journal, était choriste à ses (rares) heures perdues.
Sur la scène de cette comédie aux cent actes divers qu'est l'orthographe, et que j'arpente de long en large depuis qu'en 1985 les trois coups en ont été donnés, j'ai connu plus rigoureux, plus méthodique. Pour tout dire, en dépit de ce Dico de bronze qu'il conquit de haute lutte il y a quelque dix ans, plus constant dans les résultats. Plus acharné aussi, quoique de peu, et uniquement parce que sur ce terrain-là la concurrence est sauvage.
Mais plus enthousiaste, jamais.
Après chacune de mes dictées, nouveau Saccomano, il « refaisait le match ». Faisait mine de se scandaliser de ses faux pas pour mieux s'extasier sur les traquenards. Peu lui importait, au fond, qu'il eût trébuché pourvu que la chausse-trape fût belle. Un esthète.
J'ai souvent eu l'occasion de relire ses lignes, qui ne ressemblaient à aucune autre. Car le bougre — l'ai-je souvent taquiné, en public, à ce sujet ! — avait pour habitude de souligner de deux traits triomphants les pièges qu'il avait éventés, les difficultés qu'il avait surmontées. Au besoin il les commentait, au point que ses copies ressemblaient à des gloses beaucoup plus qu'à des dictées. Parfois même, la marge, chez lui démesurée, retraçait tout un cheminement intérieur, de l'incompréhension initiale — ponctuée de force points d'interrogation rageurs — à l'illumination ultime. La prose qu'on lui soumettait n'était pour lui qu'un canevas, prétexte, on ne peut plus l'exclure aujourd'hui, à broder son désespoir. Sa femme, il y a quelques années, ne l'avait-elle pas précédé sur le chemin d'un monde sans fautes ?
Si j'ai un regret à l'heure où je rédige ce billet, c'est de n'avoir pas suffisamment lu entre ses lignes.
Là où, pour les passionnés d'orthographe comme pour les autres, réside presque toujours l'essentiel.