Nomination dans
l'Ordre national du Mérite,
réponse à M. Maurice Schumann

Salon d'honneur de l'hôtel de ville d'Hazebrouck, 26 mars 1994

Monsieur le Ministre, Monsieur le Député-Maire, Monsieur l'Inspecteur d'Académie, mes chers amis,

La tradition veut (je l'ai lu dans un manuel de savoir-vivre !) que le récipiendaire fasse dans la modestie et la brièveté. Pour ce qui est de la brièveté, soyez sans crainte, la seule vue des infortunés privés de chaises suffirait, s'il en était besoin, à me rappeler mes devoirs en la matière. Côté modestie, force est de reconnaître, monsieur le ministre, que vous ne me facilitez guère la tâche... Fort heureusement, j'ai eu le temps, depuis ma nomination dans l'Ordre en novembre dernier, de prendre la mesure de l'événement. De comprendre qu'en ce qui me concernait, c'était la réussite que l'on récompensait, bien plus que le mérite. Non que je cherche par là à minimiser, encore moins à nier, ce que l'entreprise orthographique m'a coûté d'efforts : la science infuse n'est pas ma tasse de thé (c'est le cas de le dire, d'ailleurs !), et je n'ai jamais caché la part de travail qu'avait représentée l'aventure, ne serait-ce que parce que, enseignant que je suis et que je reste, fondamentalement, je continue à croire à la pédagogie de l'exemple. Mais enfin je ne suis pas le seul à préférer, pour mes vacances, le Larousse au Larzac ! Mme Michèle Balembois, dont on a vécu le triomphe aux récents Dicos d'or, la nouvelle épreuve de Bernard Pivot, et qui me fait l'amitié d'être des nôtres aujourd'hui, scellant un peu plus encore la complicité de nos deux communes, Fontaine-au-Pire et Hazebrouck (au mieux) en matière d'orthographe, Mme Balembois, disais-je, sait, tout comme moi, qu'il y a plus de deux fous dans l'Hexagone. Du moins, c'est ce que nous aimons à nous répéter... En faisant semblant d'y croire... Elle sait comme moi que les plus méritants ne sont pas forcément ceux qui ont connu les honneurs du perchoir de l'Assemblée nationale ou de la tribune de l'ONU, mais bien plutôt tous ceux qui, ayant travaillé autant que nous, y ayant cru autant que nous, n'ont dû qu'à une mauvaise inspiration de dernière minute de ne pas connaître la consécration. Leur mérite en est-il moins grand pour autant ? Poser la question, c'est déjà y répondre. Et pourtant tous ceux-là ne recevront pas de médaille. Coubertin avait tout faux, nos skieurs de Lillehammer également : l'important n'est pas de participer, mais bel et bien de gagner. Il n'y a pas qu'à Dallas que l'univers soit impitoya-a-ble !

Au reste, y a-t-il vraiment mérite à consacrer des heures et des heures à ce que l'on aime ? J'ai entendu, il y a peu, le professeur Goosse, le successeur du célèbre grammairien Maurice Grevisse (attention : pas d'accent aigu sur le « e », pas plus qu'à Clemenceau d'ailleurs),... j'ai entendu, donc, le professeur Goosse affirmer que jamais il n'y avait lieu d'admirer quelqu'un qui s'adonnait à sa passion. Je suis sûr, monsieur le ministre, qu'en dépit des réserves bien légitimes que l'académicien nourrit probablement à l'encontre de celui qui fut, entre autres, à l'origine d'une certaine réforme de l'orthographe, vous ne le contredirez pas sur ce point précis, vous qui avez confié à France 3, dans une formule que je ne me lasse pas de répéter tant je la trouve belle, que vous n'avez pas « le courage du repos ». J'ai même cru comprendre, au passage, que Mme Schumann n'était pas la dernière à vous reprocher ce genre de lâcheté mais passons ; j'ai toujours été pour la paix des ménages, impuissant que je suis à l'installer durablement dans le mien ! Je crois donc très sincèrement que, si mérite il y a, il est plutôt à rechercher du côté de ma femme et de mes enfants, lesquels ont — spontanément, j'exagérerais ; mais du moins sans opposer autre chose que de la résistance passive — accepté de partager leur époux et père avec la langue française. Il est vrai que l'orthographe est une très vieille dame, bourrée d'imperfections de toutes sortes, volontiers tyrannique qui plus est, et que cela n'a sans doute pas peu contribué à rassurer ma moitié, moins tolérante d'ordinaire. Quoi qu'il en soit, femme et enfants devront se contenter de ces bonnes paroles car, mon père m'ayant coupé l'herbe sous le pied en renonçant à une de ses palmes, je ne puis plus guère l'imiter : leur dédier une branche de ma croix aurait des allures de mauvais remake (pardon, monsieur Toubon !), et je risquerais de surcroît de m'attirer les foudres des membres de la Légion d'honneur, qui verraient peut-être, dans ce mouvement de générosité suspect, l'envie inavouée de troquer déjà mon étoile à six branches contre une autre de cinq !

Plus sérieusement, il est une chose, monsieur le ministre, dont je me sente moins digne encore que de cette médaille, c'est de votre parrainage. Certes, je n'ignore pas l'intérêt qu'en dépit de vos très hautes fonctions vous avez toujours porté à notre Flandre. J'ai souvent été frappé — et le mot relève ici de l'euphémisme — par cette disponibilité qui est la vôtre. Qu'un académicien qui, de son propre aveu, souffre de ne plus trouver le temps d'écrire, trouve celui de venir ici inaugurer un salon du Livre, là présider une remise de prix, là encore épingler une décoration, en dit long sur la sincérité de votre attachement à notre région. Il y a là, d'ailleurs — et je le dis sans obséquiosité aucune, croyez-le bien — un exemple de simplicité et de fidélité que bon nombre de nos têtes couronnées seraient bien inspirées, parfois, de méditer. Mais pour manifester à l'égard de ma modeste personne une telle sollicitude, il faut décidément qu'il y ait autre chose : des atomes crochus, comme on dit, et qui ne tiennent pas seulement à cette passion commune que nous vouons à la littérature et à la musique. Pour avoir regardé attentivement, encore une fois, l'émission que vous a consacrée France 3 en juin dernier, j'ai pu en relever quelques-uns. À commencer par ce souverain mépris des contingences vestimentaires... À Mme Schumann qui vous alerte, à l'occasion, à propos du caractère penché de votre nœud de cravate, vous répondriez le plus souvent par un « Quelle importance ? » Ils sont probablement nombreux dans cette salle, à commencer par mes vénérés proviseur et proviseur adjoint, à pouvoir témoigner de l'air bizarroïde de mon propre nœud de cravate, disons deux jours sur trois. Quand je n'arrive pas purement et simplement avec une veste d'une couleur et un pantalon d'une autre, ce qui a au moins la vertu de provoquer l'hilarité des chères têtes blondes qui me sont confiées, là où le comique plus subtil d'un Molière n'aurait peut-être pas suffi. Autre point commun que je dois aux indiscrétions de la télévision, vous vous présentez volontiers, monsieur le ministre, et si j'ose dire avec une certaine gourmandise, comme le contraire d'un gourmet. Je dois dire que, sur ce point encore, je ne vous cède pas grand-chose puisque, malgré les efforts méritoires que je déploie depuis quelque vingt ans pour goûter la cuisine de ma femme, je ne suis pas encore parvenu à l'apprécier à sa juste valeur. Il est vrai qu'elle y met quelquefois du sien ! Enfin, bien sûr, il y a l'orthographe. L'orthographe dont vous n'hésitez pas à dire qu'elle a joué un rôle capital dans votre vie puisque c'est sur la seule foi d'une lettre sans fautes qu'à Londres, d'un coup et d'un seul, vous avez recruté la secrétaire du général de Gaulle et votre propre épouse. Ce dernier rapprochement, il est vrai, n'est pas aussi probant que les précédents puisque si l'orthographe a joué, dans votre vie conjugale, le rôle d'un trait d'union, elle aura plutôt contribué à agrémenter la mienne de quelques points de suspension ! Mais je referme bien vite cette parenthèse d'humour pour vous dire combien je suis flatté, monsieur le ministre, de votre présence comme des propos trop aimables que vous venez de tenir à mon endroit.

Car qu'on ne s'y trompe pas : le sentiment confus de mon indignité ne m'empêche nullement d'estimer à son juste prix l'honneur qui m'est fait aujourd'hui. Et que cette haute distinction me soit décernée par le président de la République sur proposition du ministre de la Culture et de la Francophonie ajoute encore, vous vous en doutez, à la joie de l'accordéoniste, du président d'A.L.P.HA. et de l'Hazebrouckois, tout simplement. Je n'ai pas peur d'affirmer que cette médaille, je la vis comme une revanche sur toutes les avanies que l'on a fait subir à notre ville, et comme la preuve vivante que la culture peut s'épanouir chez nous comme ailleurs. Je ne nie pas — il faudrait être inconscient pour le faire — la place prépodérante que tient et que doit tenir la capitale dans le domaine de la grande culture et de la création artistique. Mais je sais aussi que, dans nos humbles provinces, il y a beaucoup d'hommes et de femmes qui, comme moi, mieux que moi, depuis plus longtemps que moi, s'échinent à faire vivre la culture au quotidien. Que ceux-là sachent que la médaille qui orne aujourd'hui ma poitrine est également la leur. Elle échoit aujourd'hui, par mon intermédiaire, aux deux associations auxquelles j'appartiens, et ce n'est pas là la moindre de mes satisfactions. Mais elle vient surtout honorer tous ceux qui, au Centre socio-éducatif, au Centre André-Malraux, à l'Orphéon, au Concours Paul-Hazard, à l'École de musique, à l'Union musicale et au sein des instances municipales bien entendu, œuvrent chaque jour pour le bien-être et l'image de notre cité. Et si certains croient apercevoir à ma boutonnière, dans les jours qui viennent, le ruban bleu de France qui est appelé à se substituer à cette médaille un tantinet voyante, qu'ils me fassent l'amitié de croire que, beaucoup plus qu'une vanité personnelle, ce ruban-là sera la marque d'une fierté collective.

Mesdames, mesdemoiselles, messieurs, je vous remercie de votre présence chaleureuse et de votre attention.