Départ à la retraite de l'auteur

Lycée des Flandres, 12 janvier 2015

Merci pour ces moments !1

Pour tout vous dire, je me doutais un peu, après trente ans de bons et loyaux sévices, que ce serait ma fête ce soir. D'autant que je me sais plutôt bon client : non seulement il m'arrive toutes sortes de déboires où je suis ridicule plus souvent qu'à mon tour, mais, incorrigible naïf que je suis, j'ai toujours pris un malin plaisir à en faire profiter mon entourage. J'ai compris un peu tard, ces derniers mois, que tout cela ne tombait pas dans l'oreille de sourds, et que des dossiers se constituaient, jour après jour, sur votre serviteur. Mais je ne m'attendais pas, je l'avoue, à une telle démonstration collective (ni d'ailleurs à une telle batterie de casseroles : pour un peu, je me serais pris pour une vedette invitée aux Enfants de la télé !)... Alors, à vous toutes, Laurane, Céline, Hélène, Thérèse, Maryse, Pascale..., merci du fond du cœur !

Il faut dire que M. Dubernard2 avait fait ce qu'il fallait, le jour de la prérentrée, pour préparer ce miracle de Noël3 : ne m'avait-il pas — messie, messie ! — transformé en Jésus qu'il allait bientôt falloir se résoudre à retirer de la crèche, sous l'œil inconsolable de la Santamaria et de Joseph Cozette4 ? Intuition géniale, que notre proviseur adjoint bien-aimé eût certainement affinée et développée si la confection des emplois du temps, à pareille époque, ne le plongeait immanquablement dans un état proche de l'hébétude. Je me suis aussitôt étonné que cette madone des listings ne se soit pas souvenue que le collège comptait dans son effectif une Mme Gaspar qui eût fait, ma foi, un roi mage très présentable ; ou qu'en matière de Mouton, nous étions également bien pourvus, au lycée cette fois.

S'il avait connu un peu mieux les détails de ma vie privée, nul doute, d'ailleurs, qu'il n'eût pu filer beaucoup plus loin la métaphore. J'ai déjà, et à plusieurs reprises, marché sur l'eau : j'habite avenue Pierre-Curie, et mes anciens voisins et collègues Thérèse et Yves Martin , ici présents, pourront vous confirmer que le secteur est régulièrement inondé. Je multiplie les petits pains, chaque fois que, ma femme partie peindre ou tapisser chez sa fille, j'en suis réduit, pour survivre, à m'acheter des sandwichs. Enfin, je risque fort de finir, en effet, sur la paille, puisque, vous avez certainement entendu parler de la Carsat, les pensions sont actuellement payées au lance-pierre. Et le fait que, depuis septembre, j'ai pris l'habitude de signer tous les papiers administratifs d'une croix ne va pas arranger les choses, je le crains !

Il n'empêche que ce qui pouvait passer pour une bonne idée a déjà entraîné des dommages collatéraux. Il ne vous a pas échappé, si vous lisez La Voix du Nord, que les petits Jésus de Bailleul et du mont des Cats ont eux aussi disparu de leurs crèches respectives. Aux enquêteurs qui m'ont interrogé, j'ai répondu qu'il me paraissait exclu que le coupable n'appartînt pas à la Cité scolaire : un esprit faible, sans doute, qui aura voulu s'entraîner pour être fin prêt le jour de mon départ.

Vous comprendrez que, dans un contexte aussi religieux, ce discours ne pouvait s'apparenter qu'à une longue confession, qu'à un exposé sans concession de mes trop nombreuses turpitudes. Vous avez certes commencé, mes chers collègues, mais vous êtes, malgré toute votre bonne volonté, très en dessous de la triste et terrible vérité, et il faut bien que maintenant je m'achève...

Moi, retraité (changement de lunettes5), je confesse qu'en effet6 j'ai un tantinet pillé les comptes photocopie de mes collègues, à partir du jour où, en état de manque, je me suis trouvé dans l'obligation de percer le secret des codes. J'avoue, l'espace d'un instant — parce que, qu'on se le dise, j'ai un mauvais fond — avoir été tenté de le révéler ce soir. En l'occurrence, ce ne serait pas moi qui aurais commencé, mais Mme Santamaria, dont il semblerait d'ailleurs, c'est un scoop, que le nom de jeune fille fût Demiautte7. Ah oui, il y a un sacré retard dans la mise à jour de l'intitulé des codes... Mais on n'eût pas manqué de m'accuser là, et à juste titre, de pratiquer la politique de la terre brûlée. Ce qui m'a en outre retenu au bord du gouffre, c'est la pensée que M. Jednak8 n'avait peut-être pas prévu une cellule de soutien psychologique pour notre intendant, lequel se serait vu contraint, dans l'improvisation la plus totale, de tout reprogrammer dans les jours qui viennent !... Au demeurant, il ferait bien d'y penser, car maintenant que l'on sait qu'un malheureux littéraire comme moi, notoirement infoutu d'envoyer par mail une photo dans le bon sens, a pu jouer les hackers, chacun aura compris que c'est à la portée du premier imbécile venu... À ma décharge, si j'ai volé, je l'ai toujours fait avec un sens profond de la déontologie, en Robin des Bois du photocopieur : pour donner au pauvre que j'étais, je n'ai jamais dépouillé que les riches, ceux qui, six semaines après la rentrée, donc une semaine avant la remise des compteurs à zéro (pour peu, évidemment, que M. Grégoire9 ne se casse pas une patte sous le préau en glissant sur une biscotte), en sont encore à 895. J'ai même, nouveau Tiberi, ressuscité les morts. Normal, en même temps, pour Jésus ! Je veux dire par là que j'ai, par exemple, continué à faire vivre le compte de Mlle Vermeersch, laquelle nous a quittés10 il y a deux ans. Ce que Laurane ne vous a pas dit, avec son air de ne pas en profiter, c'est que ce compte est rapidement devenu un compte joint. Tel le rebouteux sur son lit de mort, j'avais cru de bon ton de transmettre mon secret à celle en qui je voyais ma fille spirituelle. Ça m'apprendra. Vous voyez, M. Dupas11, il n'y a pas que contre vous que se retournent les meilleures intentions du monde !

Parce que je l'ai toujours, bien sûr . Je ne vais plus me déboutonner cette fois : je me suis laissé dire qu'en juillet, à la suite de mon effeuillage, il y avait eu des crises d'hystérie et même des suicides dans les chaumières flamandes. Mais vous voyez, elle12 ne me quitte pas, ni le jour ni la nuit ! J'ai même réussi à faire croire à ma femme que, telle la croix Vitafor, elle avait des vertus aphrodisiaques, mais je ne suis pas sûr, sur ce point, de l'avoir convaincue. (Oui, il n'est pas interdit de faire comme à l'église : ceux qui étaient là il y a six mois peuvent avoir un geste de paix pour leurs voisins et leur expliquer de quoi il retourne. Mais vite, parce que je continue, on ne va pas y passer la soirée non plus...)

Moi, retraité, je confesse qu'il m'est arrivé de cacher ma joie en venant travailler. Par pudeur. J'avais une telle frite pédagogique, dodue, croustillante, dégoulinante de graisse, que je me hâtais de la surgeler pour ne pas provoquer inutilement les jeunes collègues qui, arrivant du lointain littoral, n'avaient pas immédiatement compris la chance qu'ils avaient de faire cent quatre-vingts kilomètres chaque jour pour évangéliser les peuplades flamandes. De la pudeur, je vous dis.

Moi, retraité, je confesse que je n'ai jamais vraiment saisi ce que l'on voulait dire par « pédagogie inversée », « carte heuristique » et « intelligences multiples ». J'ai grandi, il y a fort longtemps, dans un monde où, selon la formule de Boileau, ce qui se concevait bien s'énonçait clairement. J'ai rapidement compris au cours de ma carrière que ce qui ne s'énonçait pas clairement devait cacher quelque chose qu'il valait mieux que l'on ne conçût pas bien.

Moi, retraité, je confesse n'avoir pas toujours dit la vérité aux élèves (à la rentrée de janvier, par exemple, il m'est arrivé d'expliquer à ceux de seconde que, si je n'avais pas leurs copies, c'est que j'avais donné la priorité au bac blanc alors qu'à ceux de première j'expliquais qu'avant de me mettre au bac blanc il avait bien fallu que je corrigeasse trois paquets de seconde en retard). Histoire de rappeler aux quelques élèves présents ce soir, et avec le secret espoir qu'ils le répéteront aux autres (la terre brûlée, toujours...), qu'en matière d'excuses à la c..., un prof, au fond, ce n'est jamais qu'un ancien élève !

Moi, retraité, je confesse que je ne me suis pas contenté, durant ma carrière, d'endormir mon auditoire (l'exploit ne serait pas bien grand, il ne demande en général que ça pour avoir passé la soirée qui précède devant Esprits criminels), j'ai un jour réussi à m'endormir moi-même en précisant à un candidat au bac blanc ce que j'aurais voulu entendre sur le texte que je lui avais soumis. Dans un sursaut, je me suis tout à coup rendu compte que je m'étais assoupi, tout en continuant de parler, et que ce que je racontais n'avait ni queue ni tête au point que, vous allez rire, l'élève s'en est rendu compte lui aussi, ce qui est plutôt rare. Je lui ai mis quinze, et l'affaire n'a pas transpiré.

Moi, retraité, je confesse que je n'ai pas toujours utilisé rationnellement le tableau, comme nous en fait pourtant obligation le manuel des Castors juniors de la pédagogie. La plupart du temps, je ne l'ai d'ailleurs pas utilisé du tout. Mes collègues du beau sexe vous le diront, il y avait moins de craie sur celui de ma salle que sur les pans de ma veste : que voulez-vous, il fallait bien que je m'appuyasse quelque part, en l'occurrence sur la rainure du tableau, dès lors qu'un beau jour m'avaient été lâchement refusés les plaisirs de la chaire. Non, de la chai-re, au risque de décevoir quelques esprits mal tournés dont je viens avec effroi de croiser le regard libidineux. La chaire, ce machin bien pratique qui vous permettait de dominer les élèves et de faire cours assis, sans perdre de vue le glandeur du dernier rang. Quant aux marqueurs, je n'en supportais pas l'odeur. La seule fois où je m'en suis servi, je me suis trompé de tableau blanc, en salle 104, et j'ai salopé le tableau numérique. Quand je me suis rendu compte de ma bévue (les élèves m'ont un peu aidé, je dois dire, car personnellement je ne m'étais rendu compte de rien), je me suis empressé d'essuyer le tout, pour bien étaler la catastrophe et être mis à la retraite anticipée pour faute grave. Mais Gerda13 m'a arrangé le coup en moins de temps qu'il n'en fallait pour me rassurer. Dans ce métier, on ne peut décidément compter sur personne.

Moi, retraité, je confesse que je n'ai pas toujours rempli avec assiduité mon cahier de textes. Que celui qui n'a jamais péché en la matière (en l'occurrence Marc Devriendt14) me jette le premier stylo. En ce qui me concerne, j'aurai plutôt effeuillé la marguerite à l'envers. Je l'ai fait à la folie la première semaine de ma carrière, je le faisais encore passionnément à l'époque héroïque où le cahier de textes était collectif (on n'avait pas le choix, l'élève vous l'apportait à la fin du cours et il fallait faire fissa parce qu'il avait une nénette à câliner à l'interclasse), beaucoup quand il est devenu individuel (au moins quand l'inspecteur s'annonçait et qu'il me fallait en un week-end réinventer une année, en prenant garde à ne pas faire cours les jours fériés), un peu au tout début du cahier de textes électronique, sous l'amicale mais ferme pression de M. Dupas, histoire de vérifier que je n'étais décidément pas fait pour ces manœuvres informatiques, puis plus du tout ces derniers mois, profitant lâchement de la période de transition qui accompagne fatalement l'arrivée d'un nouveau chef d'établissement. Quant aux douchettes15, j'ai rapidement laissé tomber, le jour où j'ai compris que c'était surtout le système... qui avait des absences !

Moi, retraité, je confesse que j'ai quelquefois forcé mon sourire quand, au beau milieu d'une explication de texte, alors que j'avais enfin, au bout de vingt minutes d'effort, réussi à capter l'attention de mon auditoire, une surveillante, charmante et polie au demeurant, venait expliquer que, trois jours plus tard, le cours de machinchose, avec Mme Machinchouette, n'aurait pas lieu en 217 comme prévu mais en 219. Avant de s'apercevoir que Mme Machinchouette était inconnue au bataillon de la seconde Tartempion que j'avais sous ma garde, et que non, décidément, la seconde Schmilblick ce n'était pas ici, mais à côté. Cela dit, j'aimais bien les surveillantes en question et j'ai la vanité de croire que cet amour était partagé.

Puisque je parle d'amour, moi, retraité, je confesse que je n'ai pas dit que du bien de ma femme en cours (mais du même coup je l'ai rendue incontournable, elle est citée quatorze fois dans les messages de sympathie que vous m'avez adressés le 19 décembre). À titre de comparaison, mes qualités pédagogiques ont été vantées deux fois. On est peu de chose ! Certains, certaines surtout, lui ont même trouvé un surnom, à ma femme : Mme Columbo. La seule différence, j'ai failli dire hélas, c'est que la mienne existe. Je l'ai rencontrée. Il y a presque quarante ans, jour pour jour. Le 15 janvier 1975. Voilà un anniversaire qui tombe mal, compte tenu des frais qu'occasionne inévitablement un départ en retraite. Pas de bague ni de pendentif cette année, ma chérie. L'année prochaine peut-être, si tu continues à tondre la pelouse comme au bon vieux temps où j'étais actif. Cette année, qu'est-ce que tu dirais d'une ravissante clé USB orange collector aux armes du Lycée des Flandres ? À moi, elle commence à me gratter...

Moi, retraité, je confesse dans la foulée que j'ai fait semblant d'être misogyne. Et, apparemment, ça a marché. L'une d'entre vous, en post-scriptum à son message du 19, a même écrit l'un des plus beaux compliments que j'aie jamais reçus au cours de ma carrière : « Tu es le seul macho que je tolère. » En réalité, j'adore les femmes. La mienne un peu. Les autres beaucoup, parce que je n'ai pas à les supporter tous les jours. La preuve, j'ai invité, avec l'accord de la direction, cinq élèves de mes deux dernières classes de L. Eh bien, ce sont toutes des filles ! Oui, en même temps, je sais bien : vous allez me dire qu'en L ce n'est pas trop difficile. Quand vous tombez sur un mâle en début d'année, vous devez résister à l'envie de lui demander s'il ne s'est pas trompé de salle. Mais quand même. Je suis tellement peu misogyne que je suis pour une égalité totale entre hommes et femmes. Je pense par exemple qu'en matière de retraite les femmes devraient partir six ans après nous... puisqu'elles sont censées vivre, en moyenne, six ans de plus que nous. Oui, là je sens qu'il faut que je passe rapidement à autre chose...

Moi, retraité, je confesse que je n'ai jamais ouvert ma boîte académique. Je n'en connais pas même l'adresse. Si ça se trouve, j'ai été fait chevalier de la Légion d'honneur et je ne le sais même pas (sous l'ère Dupas, j'aurais d'ailleurs dû vérifier, on n'était à l'abri de rien). Je le dis à l'intention de nos jeunes collègues : on peut faire l'impasse, il ne se passe rien ! Dans le même ordre d'idées, je n'ai découvert que tout récemment que l'iProf n'était pas un téléphone portable de la gamme Apple, comme je l'ai longtemps cru, mais un machin très utile qu'il fallait renseigner au fur et à mesure. Pascale Braems16 m'a expliqué ça trop tard, ce qui fait que mon iProf est aussi vierge que celui d'un TZR17 avant son premier poste. Pourvu que le calcul de ma pension ne se fasse pas là-dessus, sinon je suis bon pour les Restos du cœur... Pour pénitence, je m'engage à réciter, chaque soir et jusqu'à ma mort, trois paragraphes du B.O.18 et un extrait du règlement intérieur (cela me permettra déjà de les découvrir !). Mais, si j'en juge par vos réactions amusées, vous m'avez déjà beaucoup pardonné.

J'ai tout de même une ou deux choses sérieuses à dire car le rire, vous l'aurez compris, c'est encore, ce soir, la meilleure façon d'oublier de pleurer.

Tout au long de ma vie professionnelle m'aura obsédé la crainte de finir dans la peau d'un vieux con. Au lycée Van der Meersch où tout a commencé, il ne m'a pas fallu longtemps pour sentir que, si je voulais m'intégrer, je devais choisir mon camp : celui des jeunes profs forcément dynamiques, ou celui du vénérable croûton qui finissait là sa carrière. Vous pouvez imaginer le choix que me dicta ma lâcheté, et sans doute aussi la mauvaise conscience qui longtemps en résulta. Je n'en fus partiellement délivré que le jour où une collègue d'ici, qui pourrait être ma fille, m'avoua dans un souffle, et avec toute l'apparence de la sincérité, que, quand les trois vieilles barbes de l'équipe partiraient, rien ne serait plus tout à fait comme avant. Pas si mal pour une équipe que l'on a souvent moquée pour ses penchants individualistes, ses clivages d'âge et de sexe ! Cela dit, ce qui m'a presque convaincu, il y a tout juste un mois, que je n'avais peut-être pas tout raté, ce fut cette élève (elle n'est pas là aujourd'hui, je ne pouvais inviter tout le monde, mais la plus belle place n'est-elle pas pour celle que je couche dans mon discours ?), ce fut cette élève, disais-je, qui, rouge jusqu'au bout des oreilles, vint me confier dans le couloir qu'au début de l'année dernière ses camarades de première L et elle-même n'étaient pas franchement enthousiastes à l'idée (je la cite) de « se coltiner un vieux con ». Mais que, tout bien pesé, les mêmes n'étaient pas loin de se dire, aujourd'hui, qu'ils ne seraient pas fâchés de pouvoir l'entendre encore un peu, ce vieux con.

Il est des compliments, mes chers collègues, qui, dans leur touchante maladresse, valent toutes les Palmes académiques de la Création.

Je vais devoir conclure, c'est ce que m'aurait dit l'examinateur, car ce discours n'a que trop duré. En même temps, consolez-vous en vous disant que c'est le dernier. À en juger, d'ailleurs, par ce que vous avez écrit sur vos cartes du 19, au beau milieu d'une matinée où j'ai enfin appris — il était temps ! — le sens profond de l'expression « bordel organisé », ces discours ne sont pas le plus mauvais souvenir que je vous laisserai. Rare privilège qui m'a été donné là, de vous faire de loin en loin sourire avec les petites misères inhérentes à notre condition enseignante. La tâche ne fut pas toujours simple : ces derniers jours nous ont rappelé, à un tout autre degré il va sans dire, que l'humour est un métier dangereux19. Je ne suis pas Charlie, bien sûr, ou plutôt si — enfin, vous m'avez compris —, mais je dois sans doute d'être toujours là au fait qu'il est moins facile à des profs qu'à des fous de Dieu de se procurer des armes de guerre. Je voudrais dire ce soir à tous ceux que j'ai, pour les besoins de la cause, égratignés, que mes mises en boîte auront, toujours, été à la mesure de la sincère et profonde estime que je leur portais. Tant il est vrai que l'on aime moins les gens pour leurs qualités (auquel cas ce ne serait plus de l'amour, mais du calcul) que pour leurs menus défauts.

Au demeurant, c'est pour ça que j'ai épousé ma femme.

Ces trente ans de discours appartiennent aujourd'hui à la petite histoire de la Cité scolaire. Parce que j'ai pensé qu'ils étaient susceptibles d'intéresser certains d'entre vous (les anciens pour qui la nostalgie est toujours ce qu'elle était, les nouveaux curieux d'en savoir plus sur la généalogie de leur établissement), vous recevrez dans les jours qui viennent le recueil que j'ai réalisé à partir d'eux. Même M. Dupas le recevra, et ce sera pour moi une façon de le remercier en lui rendant d'un coup, en une seule pièce jointe de quelque deux cents pages 21 x 29,7, tout ce que j'ai reçu dans ma boîte mail pendant six ans.20

Vous me permettrez, au moment de rendre mon tablier, d'avoir une pensée, d'un bout à l'autre de ma vie, pour ce gamin de douze ans et demi qui, en septembre 1965, le jour même où ce lycée ouvrait ses portes, foulait le sol de notre cour et s'apprêtait à écouter religieusement son premier prof de troisième, un certain Pierre Clairet21, ici présent. Lycée est d'ailleurs un bien grand mot, il y avait deux bâtiments et des champs tout autour. Si l'on m'avait dit ce jour-là que, cinquante ans plus tard, je serais là devant vous, à vous dire adieu, sûr que je ne l'aurais pas cru. Et vous comprendrez pourquoi, tout à l'heure, quand la grille du portail se sera refermée sur moi pour la dernière fois, elle risque de rendre un son un peu particulier.

Mais ne vous réjouissez pas trop vite : Jésus crèche à deux pas et il reviendra parmi les siens ! D'ailleurs, si saint Pierre veut bien me laisser les clefs du paradis, je veux dire si saint Grégoire, pour me remercier de lui avoir sauvé la mise en ne divulguant pas le secret des codes, oublie de me réclamer mon passe, je m'engage solennellement ce soir à le porter jour et nuit en pendentif, pour remplacer la clé USB que je viens, des plus galamment, d'offrir à ma femme.

Quand je serais censé en connaître quelques-uns, je crains de manquer de mots pour vous dire merci. Aussi me réfugierai-je dans le symbole : cette écharpe a dû être nouée une soixantaine de fois dans les quinze derniers jours de ma carrière, par cette réincarnation de l'éternel potache qu'est Cathy Brunner22. Je ne lui arrive pas à la cheville en la matière, je me contenterai donc d'un seul nœud pour représenter ce qui, désormais, me lie à vous. Mais ce que je puis vous promettre, c'est que celui-là n'est pas près de se défaire...

(Brandissant l'écharpe en question) Au revoir. Portez-vous bien. Je vous aime.

 

NOTES

1 Allusion aux sept (courts) discours qui avaient précédé celui-ci, le premier émanant du proviseur adjoint, les six autres des collègues du beau sexe dont on trouvera le prénom quelques lignes plus bas.

2 Proviseur adjoint du Lycée des Flandres.

3 L'auteur devait donner son dernier cours quelques jours avant Noël, le 19 décembre 2014.

4 Professeurs de lettres au Lycée des Flandres. Le proviseur adjoint avait quelque peu triché : si le patronyme de la première nommée ne souffrait pas la moindre contestation, M. Cozette ne se prénommait pas Joseph, mais Stéphane.

5 Clin d'œil limpide au « Moi président » de François Hollande. L'auteur chaussait à ce moment des lunettes sombres qui rappelaient celles du chef de l'État d'alors.

6 L'une des collègues citées plus haut venait tout juste de révéler les faits.

7 Ancien professeur de lettres du Lycée des Flandres, dont le compte photocopie n'avait pas encore été effacé.

8 Proviseur du Lycée des Flandres, arrivé quelques mois auparavant.

9 Intendant du Lycée des Flandres, notamment chargé de la gestion desdites photocopies.

10 Non pas définitivement, comme pourrait le laisser croire l'allusion à la résurrection des morts qui précédait, mais à l'occasion d'une simple mutation.

11 Précédent proviseur du Lycée des Flandres, de retour pour l'occasion.

12 Il est ici question d'une clé USB aux armes du Lycée des Flandres que lui avait offerte M. Dupas quelques mois auparavant. Elle contenait notamment l'enregistrement d'un passage aux Grosses Têtes de Philippe Bouvard sur lequel l'auteur aurait préféré rester discret, mais que le chef d'établissement divulgua largement auprès de ses ouailles, par le biais d'un courriel adressé à l'ensemble de la Cité scolaire. Lors de l'hommage rendu, six mois plus tôt, audit proviseur fraîchement nommé à Arras, Bruno Dewaele avait promis de la porter jour et nuit en sautoir (et en guise de mortification) jusqu'à son propre départ.

13 Agente d'entretien du Lycée des Flandres, réputée pour sa disponibilité et son efficacité.

14 Professeur d'histoire et de géographie du Lycée des Flandres, connu (entre autres qualités, bien sûr) pour les soins qu'il prodigua, tout au long de sa carrière, à son cahier de textes.

15 Système électronique de contrôle des absences introduit peu auparavant au lycée. Vu leur forme, les pointeuses avaient été bien vite surnommées « douchettes » par la gent professorale.

16 Documentaliste du Lycée des Flandres.

17 Titulaire sur zone de remplacement, taillable et corvéable à merci au début de sa carrière.

18 Bulletin officiel de l'Éducation nationale.

19 L'attentat contre Charlie Hebdo avait eu lieu cinq jours plus tôt.

20 Le précédent proviseur, M. Dupas, était un grand communicant !

21 Professeur d'histoire et de géographie, qui fut donc l'un des premiers de l'auteur au Lycée des Flandres, alors que sa femme, Thérèse, eut la lourde tâche de lui inculquer quelques notions d'anglais.

22 Espiègle collègue de mathématiques, qui, dans les semaines qui précédèrent le départ à la retraite de l'auteur, s'acharna sur son écharpe.