Les Palmes académiques
pour « Papa Bill »

Lycée des Flandres, 28 juin 2001

Mes chers collègues,

Autant vous l'avouer d'emblée, j'ai cru longtemps que ce pot de fin d'année se passerait avantageusement de mes services. Après ce que je serais tenté d'appeler la « loft hystérie » de l'an dernier, avec les sorties successives et très médiatisées, ma foi, de Philippe, Thérèse et Jean-Marc, je m'étais plu à rêver d'une année sabbatique... C'était là compter sans la légendaire clairvoyance de notre Éducation nationale bien-aimée, laquelle n'a pas sa pareille, on le sait, pour dénicher, jusque dans les endroits les plus reculés, les mérites de ceux qui la servent. À l'instar de l'examinateur en réserve qui dormait du sommeil du juste et que l'on arrache à sa paillasse, le matin du bac, pour le prier de prendre fissa la direction de Montreuil-sur-Mer, c'est au moment où je me croyais définitivement à l'abri de toute mauvaise surprise que M. le proviseur m'a appelé, il y a quelque huit jours, pour deux affaires dont je me suis immédiatement demandé si, par hasard, elles n'étaient pas un peu liées : le discours en l'honneur de Gérard Przybylski, tout frais chevalier dans l'ordre des Palmes académiques d'une part, et... mon service de l'an prochain d'autre part. À vrai dire et pour être tout à fait franc, à présent que j'ai donné mon accord pour le discours, j'espère bien que les deux affaires étaient liées.

Au demeurant, pouvais-je décemment refuser ce petit plaisir à Gérard, pour qui j'ai, je vous le dis sans fard, énormément d'estime ?

D'ailleurs, un homme dont le patronyme accueille une telle proportion de lettres rares (j'ai calculé : au Scrabble, et sans tenir compte des bonifications, ça ferait dans les cinquante points) ne saurait être entièrement mauvais. Quelqu'un m'a un jour fait remarquer, sur le ton de la boutade, que je n'avais aucun mérite à faire carrière dans l'orthographe, vu le W qui squatte mon nom, et compte tenu du H, du Z et du K qui peuplent mon lieu de naissance. Qu'aurait-il dit de Gérard Przybylski, un nom qui est, à lui seul, une incitation à fréquenter le centre de ressources ?

Cela dit, vous vous en doutez bien, l'admiration que je voue au héros du jour s'abreuve à des sources autrement sérieuses. Et d'abord, cette médaille qui lui échoit ce soir est d'autant plus belle qu'il n'a rien fait pour l'obtenir (enfin, je veux dire : pour la solliciter). Au grand jeu Qui veut gagner des décorations ?, je crains même qu'il ne soit du genre à collectionner les revers plutôt que les médailles. Supposez qu'on lui pose la question : Qu'est-ce qu'un lycée ? A. un lieu de travail ; B. un lieu de vie ; C un lieu commun ; D. un lieu d'aisances... je ne suis pas loin de penser qu'il répondrait « A. un lieu de travail ». Ce qui prouve à l'évidence qu'il n'a pas tout compris à l'enseignement d'aujourd'hui. Il eût suffi qu'il passât un coup de fil à un ami (il doit bien en avoir un au rectorat ou à l'IUFM) pour que lui fût communiquée la seule réponse possible : « B. un lieu de vie ». Quant à la question Qui vaut-il mieux fréquenter pour se voir attribuer les Palmes avant la retraite ? A. les élèves ; B. les parents d'élèves ; C. le proviseur ; D. l'inspecteur d'Académie... il est fichu, encore une fois, de répondre « A. les élèves » et d'ajouter, histoire d'en remettre dans l'inconscience, que c'est là son dernier mot. C'est vous dire ! Eh bien, qu'avec des réponses aussi atypiques, qu'avec un comportement à ce point décalé, Gérard soit parvenu à les décrocher quand même souligne assez l'étendue de ses mérites...

En particulier l'intérêt sincère, authentique, qu'il porte à ses ouailles. Ne lui dites pas que CPE est le sigle pour « conseiller principal d'éducation », il croit toujours, pour sa part, que ça veut dire « coach patenté des étudiants ». Il faut le voir materner ses pensionnaires (je me demande si, dans quelques années d'ici, et bien plutôt que celui, par trop ronflant, de chevalier des Palmes académiques, le titre qu'il aura plaisir et fierté à arborer sur sa carte de visite ne sera pas « ancien interne en chef de la Cité hospitalière des Flandres ») ; il faut le voir se préoccuper de leur temps de sommeil, s'enquérir de leur travail, veiller à ce qu'il soit rendu le jour dit (ce qui, dans le langage des apprenants d'aujourd'hui, signifie « avec moins de deux semaines de retard ») pour comprendre l'influence occulte qu'exerce cet homme sur les résultats — pardon ! sur le parcours de nos internes. Quand l'un d'entre eux, pour reprendre l'immortelle classification que nous devons à notre ex- et néanmoins vénéré proviseur, quitte la catégorie « fragile, plutôt instable et en recul durant toute l'année » pour celle du dessus, à savoir « résistant à l'effort, stable dans ses lacunes et en progression durant les mois de vacances », c'est à Gérard que nous le devons. L'internat, je n'hésiterais pas à dire que c'est un peu son loft à lui. Il en est la caméra indiscrète et inquisitrice, une caméra dont je devine qu'au début elle a dû sembler un tantinet pesante aux usagers dudit internat, mais à laquelle, bien vite, on a fini par ne plus prêter le moins du monde attention.

Ses chouchous — il n'en a jamais, si j'ose dire, fait mystère —, ce sont évidemment les BTS MEMA, pour les non-initiés les « aéro ». Combien de fois ne m'a-t-il pas entretenu à leur sujet, alors que, plein d'un enthousiasme que je contenais par pudeur, je quittais la salle des profs pour de nouvelles aventures pédagogiques ? Combien de fois ne m'a-t-il pas fait un brin de conduite jusqu'à ma salle pour me confier son désarroi grandissant devant leur ignorance crasse des règles les plus élémentaires de la grammaire ? Combien de fois, au terme de ces conversations qui, pour se dérouler dans l'escalier, n'avaient rien de remontant pour autant, surtout pour celui qui avait vocation à les leur inculquer, ces règles les plus élémentaires de la grammaire, n'ai-je pas résisté au sournois appel du suicide, parvenu que j'étais à l'ultime palier, à l'attaque de la cinquante-sixième marche ? Il faut vous dire que Gérard est un nostalgique de cette époque où le « savoir écrire » avait encore une importance. Je me demande même si ce qui l'a d'abord poussé à venir chez nous, ce n'est pas qu'une mauvaise langue lui ait dit un jour qu'à Hazebrouck, c'était le bled ! Le Bled, précisément, il ne jure que par lui et il n'hésite pas à en conseiller la lecture à ses protégés, à s'en inspirer même pour, tenez-vous bien, leur confectionner des devoirs de vacances... oubliant du même coup que les intéressés (c'est évidemment une façon de parler) n'ont rien à cirer d'un français à coefficient 1 et qu'il leur suffit amplement, la plupart du temps, de ne pas connaître l'anglais.

Dire que ce harcèlement de tous les instants porte ses fruits serait mentir. Mais si l'on se moque des conseils de Gérard comme le prof au onzième échelon se moque de sa première mallette pédagogique, on ne manque pas d'avoir beaucoup de respect pour le personnage. Pour peu que mes renseignements soient exacts, c'est un très affectueux « Papa Bill », qui, du côté de l'internat, sert de sobriquet à notre homme. Je me suis même laissé dire que tout récemment c'était une bouteille de Saint-Émilion, s'il vous plaît, que lui avait fait livrer, en remerciement des services rendus, un des étudiants qu'il cornaquait. Oserai-je vous faire part ici d'un léger soupçon de rancœur personnelle ? En matière d'« aéro », j'estime moi-même avoir pas mal de bouteille (sans « s », hélas !) puisque voilà quinze ans que j'officie dans cette section. Eh bien, la seule chose que j'aie jamais reçue d'eux par la poste était une copie en retard, sous pli insuffisamment affranchi qui plus est ! Je ne m'appesantirai pas sur mon large sourire au moment précis où j'acquittai la surtaxe au facteur : déjà qu'il faut les corriger, si en plus il faut payer pour ça...

Vous l'avez compris, et c'est ce qui le rend plus sympathique encore à mes yeux, Gérard est de ces êtres qui n'hésitent pas à se battre contre des moulins à vent (une raison supplémentaire, sans doute, à sa venue en Flandre), un de ces dons Quichottes que ne rebute pas, quand ils se sauraient battus d'avance, l'idée de naviguer à contre-courant. Pour autant, n'allez pas vous représenter un chevalier à la Triste Figure : est-ce pour honorer son surnom, je me suis laissé dire que Papa Bill n'était pas le dernier à faire des niches. Il adore, m'ont affirmé ses plus proches collègues — lesquelles, soit dit en passant, ont pour lui les yeux de Chimène : attention, Gérard, Palmes ou pas, ne vous laissez pas transformer en chevalier servant —, aboyer dans le couloir, histoire d'effrayer gratuitement, pourvu que cela soit encore possible, une de nos chères têtes blondes, de préférence une des rares, si ça se trouve encore, qui n'eussent rien à se reprocher !

Mon cher Gérard, emporté que j'étais par mon lyrisme, je vous ai tout à l'heure comparé à Don Quichotte. Je ne croyais pas si bien dire puisque vous voilà chevalier pour de bon. De quoi, j'en suis sûr, vous inciter à rester à cheval sur ces principes de rigueur qui, de tout temps, ont fait votre charme, si désuet soit-il. De quoi encore, à n'en pas douter, renforcer votre autorité sur des pensionnaires dont on imagine sans peine la profonde admiration, désormais : nul doute que cela ne vous donne barre sur eux — enfin... barrette sur eux ! De grâce, ne prenez pas prétexte de la couleur mauve de ces Palmes académiques pour faire le deuil des illusions qui vous restent. Continuez bien plutôt à nous offrir, chaque jour que Jack Lang fait, par votre bonhomie, par votre foi, par votre humour, cette Éducation nationale à visage humain dont nous n'avons que trop besoin par les temps d'uniformisation qui courent. Je ne veux voir pour ma part et pour conclure, dans cette distinction si méritée qui vous revient aujourd'hui, qu'un juste retour des choses : vous avez pincé tellement d'élèves dans votre carrière de CPE que ce n'est au fond que justice si, ce soir, c'est votre tour de vous faire enfin... épingler !