La fête chez Thérèse...
pour son départ à la retraite

Lycée des Flandres, 29 février 2000

Mes chers collègues,

Notre vénéré proviseur adjoint m'a cette fois encore demandé de parler en votre nom. Il me rendra cette justice que je ne me suis pas fait prier, impressionné que je suis encore par les retombées positives qu'a eues ma précédente allocution — celle, on s'en souvient peut-être, prononcée lors du départ de notre non moins vénéré ex-proviseur — sur mon emploi du temps de cette année. Certes, et par le fait même, n'ayant plus grand-chose à monnayer, j'aurais pu ne pas éprouver la même motivation, le même enthousiasme qu'en juin dernier, mais il s'agissait tout de même de Thérèse, si j'ose dire l'homme fort de cet établissement depuis plus de trente-cinq ans (on a beau être partisan acharné de la féminisation, « la femme forte » je trouve que ça ne sonne pas bien !). Et puis je me suis vite persuadé qu'à mon âge, par les temps qui courent et les innovations pédagogiques — sans nul doute passionnantes mais non moins génératrices de foutoir — qui s'annoncent, une dispense de TPE pour l'an prochain n'était pas de ces choses sur lesquelles on crache (cela dit sans vouloir... glisser sur les plates-bandes de M. le proviseur).

Voilà pour les messages personnels, j'en arrive sans plus attendre à l'héroïne du jour, à celle qui, aujourd'hui, nous convoque, d'une certaine manière, pour la dernière fois. Quelle gageure, soit dit en passant, que d'avoir à évoquer une personnalité dont la qualité majeure aura été, je crois que nul ne me contredira sur ce point, la discrétion. Trait d'union naturel, obligé, je dirais presque géographique, entre les personnels et la direction, Thérèse a fait sienne la devise de ces trois singes dont toutes les boutiques de France et de Navarre font les dépositaires quasi exclusifs du bonheur : ne rien voir, ne rien entendre... et, par-dessus tout, ne rien dire. Et comme ce sont là trois choses (la troisième surtout) difficiles à obtenir d'un être humain (d'une femme surtout), l'intéressée, telle la sibylle, s'est très vite fait un devoir de se cantonner dans son antre, ne délivrant de loin en loin ses oracles que par le truchement de ces petits papiers qui, pour être d'une couleur qui incite d'ordinaire à l'optimisme (oserai-je le dire, les billets doux de Thérèse, c'était un peu notre Minitel rose à nous), n'en étaient pas moins, neuf fois sur dix, annonciateurs de catastrophes : proposition de stage MAFPEN, arrivée imminente de stagiaires IUFM ou, dans le pire des cas, convocation au baccalauréat. À ce sujet et pour ouvrir une parenthèse, Thérèse devait être la seule en France à abréger baccalauréat en Bacc. Je me suis souvent demandé si, plus ou moins consciemment, elle n'entendait pas se défendre par là de la désagréable impression, entretenue et propagée par plus d'un aigri, que le bachot qu'elle avait connu était, au fil des ans, devenu un examen poubelle.

Et pourtant, que de choses elle a dû voir et entendre, Thérèse, au cours de la carrière, exceptionnelle de fidélité à l'établissement, qui fut la sienne ! Songez que, tel le mamelouk de l'Empereur, Thérèse a monté la garde durant plus de trente-cinq ans devant la porte de ses maîtres successifs. Et ce, toujours avec la même foi, avec une abnégation toujours égale, quelque différents que se révélassent à l'usage tous ces Napoléons, et qu'il finît par jaillir de la porte susdite un aiglon aux serres lourdes de logiciels, un vieux briscard à la moustache gauloise, un César aux allures de Premier consul ou un grognard de la Garde sifflotant la Marseillaise lensoise en habits sang et or — pour ceux qui aiment qu'on mette les points sur les « i », je parle là des proviseurs que j'ai fréquentés, à la notable exception, évidemment, de celui qui vient d'arriver, que je connais encore mal, et qui, accessoirement, a toujours la haute main sur ma note administrative !

Pour tout dire, je ne serais pas outre mesure surpris que Thérèse consacrât sa retraite, à présent qu'elles n'est plus liée par le secret professionnel, à la rédaction d'un ouvrage croustillant et bourré d'anecdotes sur les coulisses du pouvoir au Lycée des Flandres : ça s'est bien vendu pour Matignon et l'Élysée, pourquoi pas chez nous ? Je suis sûr qu'au lycée privé d'en face, ils seraient acheteurs ! C'est bien simple, et pour m'en tenir à ces deux seuls exemples, je meurs littéralement de jalousie à l'idée que Thérèse a sans doute été la première à voir se dessiner l'incrédulité sur le visage du proviseur alors adjoint qui, par une journée de distraction, massicota tout un lot de copies d'examen à l'envers... et à jouir des noms d'oiseaux qui ponctuèrent le rafistolage patient de chacune desdites copies, à grand renfort de Scotch ; la première, encore, à apprendre, de la bouche d'un autre proviseur adjoint, que les résultats du BTS que l'on venait de proclamer et de transmettre aux familles étaient nuls et non avenus, faute d'avoir pensé à temps à coefficienter les notes. Cela dit, mes chers collègues, avant de saliver à l'idée des éventuelles révélations crapoteuses qu'un tel ouvrage pourrait apporter sur les manies et les travers de ceux qui nous gouvernent (j'en devine qui viennent à souhaiter que, prenant au mot un ancien mais récent locataire, elle soit allée jusqu'à noter ses notateurs au jour le jour, comme le ferait un amant de ses maîtresses !), songez que cette femme-là connaît également les moindres détails de votre misérable carrière : peut-être même qu'en son for intérieur, y avez-vous jamais pensé, à l'instar de cette pub où les identités se déclinent en numéros de téléphone, elle vous nomme, elle, de votre note administrative : « Tiens, bizarrement coiffé ce matin, 37,5 ! » « Et 36, encore en train de draguer 34,5 péréquée 34 ? Il devrait pourtant savoir qu'il n'a aucune chance tant que ce vieux beau de 39,5 sera dans les parages... » (ne cherchez pas de clés, il n'y en a pas !). Finalement, il vaut peut-être mieux pour nous tous que Thérèse ne briguât pas trop vite le Prix des Maisons de la Presse. C'est égal, quel beau succès de librairie cela eût fait ! Sur la couverture, j'aurais bien vu quelque chose comme L'Allée du roi, pour peu que cela n'eût jamais été pris ; ou encore, car il faut toujours penser à l'adaptation télé, Madame la secrétaire du proviseur, avec Danièle Delorme, bien sûr, dans le rôle-titre. Mais je rêve.

La triste réalité, c'est que pour une raison connue d'elle seule mais qui n'a rien à voir avec l'âge (que peuvent quelques cheveux blancs sur une éminence grise ?), notre secrétaire emblématique a décidé, un rien lâchement je dois le dire, de faire valoir ses droits à la retraite. Nous voudrions croire que sa demande n'a pas plus de chances d'être entendue que celles que nous faisons nous-mêmes par son intermédiaire, chaque année, en vue d'accéder à la « hors-classe ». Comme l'on aimerait, égoïstement, qu'elle reçût à son tour une réponse de ce style que, pour notre part, nous ne connaissons que trop : « Votre total est de 83 ; le score du dernier admis à la retraite est de 256. N'oubliez pas de réitérer votre demande l'an prochain. » Hélas ! nous ne nous faisons guère d'illusions : si une personne et une seule, au sein de la Cité scolaire, est à même de tracer toutes les croix dans les bonnes cases, c'est bien elle. Mieux vaudrait donc nous préparer à ce que bientôt la paperasse administrative nous parût un peu plus lourde encore, à présent que ne s'y devinera plus, en filigrane, le visage rassurant et toujours disponible de celle qui, presque en s'excusant, nous l'adressait.

On ne peut, j'en ai bien peur, béatifier qu'une mère Thérèse par siècle et le tour, vous le savez, vient d'être pris. Je n'hésite pourtant pas à affirmer ici qu'à nos yeux votre mérite, Thérèse, ne le cède en rien à celui de votre illustre homonyme : vous aussi vous avez fait le vœu de vivre parmi les pauvres... de l'Éducation nationale ; vous aussi vous avez contribué à mettre du baume sur leurs plaies administratives ; vous aussi vous avez obéi, chaque jour de votre vie, et sans vouloir nécessairement leur trouver un sens (ce en quoi vous avez bien fait, ce n'est qu'à cette condition que l'on atteint la retraite), aux ordres impénétrables qui vous venaient d'en haut. Il ne vous aura finalement manqué que d'accomplir un miracle mais, tout bien pesé, je me demande s'il ne vient pas d'avoir lieu : vous avez eu la patience, tous et toutes, de m'écouter jusqu'au bout.

Longue et heureuse retraite, Thérèse ! Et surtout, soyez assurée de la reconnaissance de tous ceux qui, jamais, n'auront frappé en vain à votre porte...