Remise de la « Rose d'or »
des Rosati d'Artois
Saint-Laurent-Blangy, 11 juin 1995
Il m'a été demandé deux pages ; je me contenterais volontiers, vu mon amour de la concision, de deux mots : heureux et flatté.
Heureux que vous m'ayez donné l'occasion d'oublier, pour quelques heures, les affres de la compétition électorale, dont je suis partie prenante, vous le savez peut-être, dans ma bonne ville d'Hazebrouck. Je devrais être, en ce moment même, en train d'arpenter les bureaux de vote, de hanter les isoloirs, de scruter les regards, de décrypter les visages, de supputer mes maigres chances : je suis ici, croulant sous les honneurs, et j'en reste sans voix. Pourvu qu'il ne s'agisse pas là d'un mauvais présage pour ce soir ! Déjà qu'il y a quelque chose de piquant — c'est le cas de le dire — à recevoir la Rose d'or un jour d'élections : je connais même plus d'un socialiste qui en mourrait sur-le-champ de jalousie !
J'espère en tout cas que je n'aurai pas à me remémorer ce soir les célèbres vers de Malherbe : « Rose, elle a vécu ce que vivent les roses, l'espace d'un matin... »
Il serait en effet regrettable qu'après avoir été intronisé le matin sous le berceau de votre belle tradition, on ne m'envoie carrément sur les roses le soir ! Mais vous n'y seriez pour rien, et ce qui est pris est pris. Après tout, chacun sait bien, depuis Baudelaire, que dans ce monde l'action n'est que rarement la sœur du rêve. Vous m'aurez offert le rêve ce matin, je me débrouillerai ce soir avec l'action...
Flatté, ensuite, de compter désormais au nombre des prestigieux récipiendaires de cette non moins prestigieuse récompense. Flatté d'autant plus que je ne me souviens pas, au contraire de ma brillante et si polyvalente marraine d'un jour, d'avoir écrit de ma vie un seul vers. J'excepte de mon inventaire, il va sans dire, ces vers d'adolescent que tout un chacun commet à la première poussée d'acné, et qu'il faut écrire toujours, ne publier jamais. Flatté encore dans la mesure où je ne me reconnais qu'à moitié dans le portrait haut en couleur que brossent les textes plus ou moins officiels de vos glorieux prédécesseurs, volontiers présentés — Robespierre y compris, et je n'en aurais pas donné ma tête à couper — comme des sujets souriants, heureux de vivre, un brin épicuriens même. Ce n'est pas, rassurez-vous, que je me considère comme un pisse-froid, mais mon humour, si tant est que l'on m'en reconnaisse un peu, est, paraît-il, plus noir que rose, et me trotte encore dans l'oreille ce commentaire que fit un membre du jury de l'Académie des sciences, lettres et arts d'Arras, peu après m'avoir remis la médaille d'or de prose pour mon recueil de nouvelles, Les Allées d'Étigny : « Vous êtes sûr que vous n'avez jamais eu de problèmes durant votre jeunesse ? »
Alors pourquoi cette distinction, dont je me sens si peu digne, en dépit du panégyrique auquel vient de se livrer, avec le talent qu'on lui connaît, cette chère Denise, que je m'étonne d'ailleurs de trouver si renseignée sur mes modestes faits d'armes ? La dois-je à autre chose qu'à son zèle, comme à celui, tout aussi fidèle, de mon ami Gérard Delomez ? J'aimerais y voir, je l'avoue, quand bien même il n'existerait que dans mon imagination, un hommage à la prose en général, dont après tout quelques-uns savent qu'elle peut, à ses heures, se faire poétique... Voilà qui, en tout cas, me dédommagerait pleinement d'une humiliation qu'un jour j'ai eu à subir, et que je n'ai jamais totalement digérée, je l'avoue, puisque j'en suis encore à vous la conter aujourd'hui...
Nouvelliste en herbe, et naturellement désireux de m'illustrer sur des terrains toujours plus vastes, je m'étais renseigné auprès d'un organisateur de concours littéraire sur l'éventuelle existence d'une catégorie « prose ». Je m'étais vu répondre par cette belle âme, à laquelle, vous le comprendrez, je n'attacherai guère de nom, que ledit concours était exclusivement réservé à la poésie... mais qu'à cela ne tienne, me disait-il : « Il suffit que vous retouchiez un peu vos phrases, que vous leur donniez un rythme et, vous verrez, vous arriverez, vous aussi, à devenir poète. » Je passe, par charité, sur cette conception pour le moins curieuse de la poésie, et plus encore méprisante pour la prose, ni plus ou moins soupçonnée — au secours, Chateaubriand ! — d'ignorer toute musique. Qu'un vil prosateur soit aujourd'hui reconnu par les célèbres Rosati d'Artois suffira sans doute à me laver de cette souillure originelle, et me réconciliera nécessairement avec une poésie dont j'ai toujours pensé qu'elle n'était pas seulement dans les vers mais partout : dans un chagrin d'enfant, dans un parfum d'hier, dans le spectacle de tout à l'heure, en un mot dans la vie.
Mais quelle que soit ma propension naturelle à la mauvaise foi, quelque facilité que j'éprouve en général pour m'abuser moi-même dès que mon amour-propre l'exige, j'aurai quelque difficulté à me persuader que l'orthographe n'est entrée pour rien dans votre choix. Quelque chose me dit même que mon escapade new-yorkaise, en avril 1992, a dû peser sans faute (si j'ose dire !) dans la balance. Et, pourquoi le nier, cette idée-là n'était pas a priori pour me satisfaire : penser qu'il a fallu Bernard Pivot, l'ONU, la télévision et ses deux cents millions de téléspectateurs pour attirer l'attention de votre paisible société anacréontique, c'est, convenez-en, rabaisser singulièrement mon mérite : pour un peu, j'aurais honte de ce déballage médiatique, si peu conforme à l'image de simplicité qu'ont voulu donner des Rosati leurs pères fondateurs, le 12 juin 1778. En outre, il y a quelque chose de frustrant dans l'idée que, si je suis aujourd'hui couronné, c'est à la simple connaissance théorique de notre langue que je le dois, d'une langue dont vous, amis poètes, vous vous servez si bien pour créer !
Malheureusement — ou heureusement ! — vous avez beau chasser votre mauvaise foi, elle galope aussi vite que le naturel : il ne m'a pas fallu très longtemps pour me rassurer et me dire qu'au fond notre langue française, c'est déjà de la poésie. Imaginez : une langue à ce point tarabiscotée qu'elle donne lieu à des tests tels que celui qui fut dicté à New York pour départager les ex æquo, et dont je vous donne lecture :
« Dans un terrain jonché de cenelles où croissaient des matthioles et des grémils, des psylles chantaient sur des roches scissiles non loin d'un palais aux portes de lumachelle, d'où ne sortaient ni des airedales, ni des monstres phocomèles, mais de simples touristes valdôtaines mâchant du bétel et qui portaient des colliers de puntarelle. »
Si ça, ce n'est pas de la poésie à l'état pur, et surréaliste qui plus est, qu'est-ce qui en sera, je vous le demande ? Voilà pourquoi, toute honte bue, je crois pouvoir accepter sans rougir outre mesure cette belle distinction, qui trônera désormais dans mon jardin secret, quelque part entre ces deux monuments de poésie que seront toujours, et jusque dans leurs contradictions, le Petit Larousse et le Petit Robert. Longue vie aux Rosati d'Artois ! Et que leur chemin soit jonché de pétales plus que d'épines...