La complainte du conseiller pédagogique
Lycée des Flandres, 26 mai 1987
Monsieur le Proviseur, Monsieur le Censeur, mes chers collègues,
J'en suis encore à me demander ce qui me vaut le redoutable honneur de prendre la parole ce soir, devant un auditoire aussi choisi. Peut-être le dois-je, après tout, au fait que je suis, en quelque sorte, le bizut du Centre pédagogique régional : c'était en effet, et pour reprendre les mots mêmes de notre inspecteur vénéré, la première fois que je « touchais » une stagiaire... En tout bien tout honneur, je m'empresse de le préciser, et pas seulement parce que ma femme se trouve dans la salle !
Toujours est-il que, sans que je sache exactement comment l'idée lui est venue ni qui la lui a soufflée (en tout cas, je n'ai pas de preuve !), Irène, ma stagiaire à moi — on est toujours trahi par les siens, c'est bien connu —, m'a prié de dire un mot.
Je dirai donc un mot : merci !
Merci, tout d'abord, d'avoir pensé à nous offrir ce pot si sympathique. Nous vous avons appris, tout au long de cette année, à bien gérer votre temps au sein de vos cours ; voilà que vous vous mettez à l'utiliser intelligemment en dehors des cours : quoi de plus réconfortant pour les poivr... les pédagogues que nous sommes ?
Mais ma reconnaissance, rassurez-vous, ne sera pas seulement celle du ventre ; elle s'abreuve également, vous allez le constater, à des sources infiniment plus nobles.
Merci, en premier lieu, de nous avoir rappelé le haut niveau qui était le nôtre au sortir des facultés, à une époque où nous disposions encore de toutes les nôtres.
Merci de nous avoir permis de briller à bon compte auprès de nos élèves. Ceux-ci ont naturellement compris que, si nous avions été choisis parmi tant d'autres, et sur des critères probablement hautement scientifiques, pour vous apprendre à enseigner, c'était que nous savions le faire nous-mêmes. Je ne suis pas absolument certain qu'ils s'en seraient persuadés sans cela...
Merci, corrélativement, d'avoir eu le CAPES pratique, faute de quoi nous aurions eu bonne mine !
Merci de nous avoir contraints, au début de cette année, à préparer quelques cours. Cela ne nous arrive plus si souvent. C'est d'ailleurs un dicton bien connu des élèves : un prof n'est jamais aussi actif que durant un stage passif...
À ces cours, merci d'avoir fait semblant de vous intéresser. Quand bien même la perspective du rapport vous y eût un tantinet aidés.
Merci de nous avoir soulagés de quelques paquets de copies. On peut bien vous l'avouer, maintenant qu'il y a prescription : il n'entrait aucune arrière-pensée pédagogique là-dedans, et le plus gros travail du tuteur, une fois que le paquet lui avait été remis, consistait à reporter les notes sur son carnet.
Merci de nous avoir fourni l'occasion de piquer un roupillon au fond de la classe. Ce n'est pas M. le proviseur qui me contredira, puisqu'il y a goûté, il s'agit là d'un plaisir inimitable, dont j'avais oublié la saveur, et que je ne pensais plus pouvoir connaître un jour. Bercé par la prose de ma stagiaire, et occasionnellement par celle, moins soutenue mais tout aussi audible, des élèves des derniers rangs, il n'aura finalement manqué à mon bonheur qu'une température plus propice à l'hibernation. Hélas, les stages actifs eurent lieu très tôt cette année, et les radiateurs sont restés de glace. J'ai bien conscience d'être passé à côté de quelque chose de formidable...
Merci, à cet égard, de n'avoir pas bassement profité de l'atmosphère de troubles qui entoura, en décembre dernier, l'affaire Devaquet pour tenter d'obtenir d'un ministère aux abois qu'un rapport soit aussi établi sur la personne du conseiller pédagogique. Nous l'avons échappé belle !
Merci de nous avoir permis, quelques semaines durant, de jouer les inspecteurs, en vous prodiguant des conseils que nous nous gardons bien de suivre, en vous suggérant des ficelles sur lesquelles nous-mêmes ne tirons jamais : M. le censeur eût probablement esquissé un sourire s'il nous avait entendus, l'air convaincu, des trémolos dans la voix, presque la larme à l'œil, prêcher l'absolue nécessité... de remplir régulièrement le cahier de textes !
Merci d'avoir fourni, à M. le censeur ici présent, une main-d'œuvre disponible et docile pour toutes ces corvées que, de notre côté, nous n'aurions jamais acceptées sans rechigner. Pour ne prendre que cet exemple récent, accompagner les élèves dans leur visite de la centrale de Gravelines... Mais n'en déplaise à tous ces aigris qui ne manqueront pas, j'en suis sûr, de s'insurger contre de tels procédés, claironnant au besoin qu'un stagiaire ça n'a jamais été un TUC, je tiens à affirmer ici ma totale solidarité avec M. le censeur (en espérant qu'il s'en souviendra pour mon emploi du temps de l'an prochain) : faire visiter une centrale par un stagiaire, je ne vois là rien que de très normal. Le premier devoir d'un établissement vis-à-vis d'un stagiaire n'est-il pas de le mettre au courant ?
Merci d'avoir apporté, au beau milieu de tous ces profs que guettent déjà l'andropause, la ménopause et autres pauses-café, la fraîcheur, l'enthousiasme, la fougue de votre jeunesse. Merci, plus particulièrement, d'avoir redonné des couleurs à notre bien-aimé documentaliste, lequel, avant votre arrivée, se morfondait à l'ombre de son photocopieur, se désolant ouvertement que son cher CDI ne fût plus qu'un Centre de duplication instantanée alors qu'il se proposait d'en faire, pour le moins, un Carrefour du développement et de l'initiative... Il aura suffi, de ce point de vue, que des stagiaires, se réclamant certes de la gent féminine pour la plupart, prennent notre bon vieux lycée d'assaut pour qu'aussitôt le bougre retrouvât sa raison d'être. Car je me suis laissé dire que, non content de se borner à cette mission d'information qui lui revenait effectivement de droit, il poussa la conscience professionnelle jusqu'à vouloir parfaire la condition physique de ses protégées et ce, sans réclamer la moindre heure sup : pour l'avoir surpris, un vendredi soir, au détour d'un couloir, dans une tenue que j'aurais volontiers qualifiée de légère si elle n'avait été sportive (ma première réflexion fut qu'il faisait de la musculation en vue de mettre un peu d'ordre dans les plus élevés de ses rayons), je sais qu'il entraînait certaines d'entre elles au cours de gymnastique et que, tandis que nous nous occupions du mens sana, lui se préoccupait du corpore sano. Bel exemple de solidarité au sein de ce qu'il est convenu d'appeler aujourd'hui « l'équipe pédagogique », et qui n'aura, du reste, échappé à personne : tout le monde aura remarqué que, tout au long de cette année, l'intéressé s'est fait des cheveux pour nos stagiaires. La preuve en est qu'il n'a accepté de se les couper qu'après le CAPES. Je tenais à lui rendre cet hommage : leur réussite est aussi la sienne...
Merci — et peut-être aurais-je dû, au fond, commencer par là — d'avoir préféré Hazebrouck et son ciel brouillé à toutes ces terres exotiques où l'infortune vous fit naître. Rejetant cette facilité dans laquelle plus d'un, soulignons-le, se serait vautré, vous avez immédiatement senti — et c'est tout à votre honneur — que votre mission ne pourrait pleinement s'épanouir que dans une terre de culture. Le moins que l'on puisse dire, c'est que vous n'eûtes pas à regretter ce choix et que, durant toute cette année, votre ravissement a fait plaisir à voir. C'est au point que certains d'entre vous n'éprouvèrent plus même le besoin de retourner au pays. Quand vous le faisiez, la plupart du temps pour sacrifier à de vaines convenances familiales, c'était pour y tomber presque immanquablement malades, probablement consternés que vous étiez par un milieu dans lequel vous ne vous reconnaissiez plus. Ce n'est pas Irène qui dira le contraire, elle qui passa au lit le plus clair de ses vacances de Noël ; elle ne niera pas davantage que la route du retour, elle l'effectuait pied au plancher, d'une seule traite, sans le moindre arrêt pipi, avec pour unique obsession celle de se retrouver au plus vite entre ces murs d'un orange délicat, dont elle ne pouvait plus se passer.
Tous ces détails sont naturellement des plus touchants et j'en vois qui, discrètement, écrasent une larme. Ne nous dissimulons pas, pourtant, la terrible réalité : nos stagiaires ne sont aucunement assurés de conserver leur poste parmi nous, il est de mon devoir, douloureux, de le leur rappeler, et ce même si des miracles peuvent toujours avoir lieu. Ainsi, c'est avec un très vif soulagement que j'ai appris, il y a quelques jours, la nomination de notre amie Agnès à Ferrière-la-Grande, dans la banlieue de Maubeuge... Certes, ce n'est pas là-bas qu'elle prendra des coups de soleil : à Maubeuge, c'est bien connu, il n'y en a qu'une, c'est la lune ! Du moins ne se sentira-t-elle pas trop dépaysée. Je n'ose imaginer ce qui se serait passé si on l'avait réexpédiée d'emblée, et sans autre forme de procès, dans ses terres incultes du Bordelais ! Je souhaite à tous les autres de connaître la même chance...
Merci à M. le proviseur de n'accorder aucun crédit à tout ce que je viens de raconter et, surtout, de n'en tenir aucun compte dans le calcul de ma future note administrative.
Merci à mes chers collègues de ne pas me demander, contrairement à leur habitude, le texte de cette intervention tout ce qu'il y a d'improvisé, d'ailleurs : allez savoir pourquoi, j'aimerais autant, cette fois, qu'il n'en subsistât aucune trace !
Merci, enfin et surtout, de m'avoir donné l'occasion de prendre la parole dans des circonstances moins douloureuses que celles d'un départ en retraite. Je finissais par me demander si, à l'instar d'un Léon Zitrone, je n'avais pas un côté fossoyeur... Fort heureusement, il n'est pas question, en ce qui vous concerne, de tirer un trait définitif et déchirant sur une carrière bien remplie : à vous, tout au contraire, qui en prenez pour trente-cinq ans et sans sursis, c'est un avenir exaltant qui vous tend les bras ! Un avenir que vous partagerez, je n'en doute pas, avec des élèves toujours plus émerveillés d'apprendre que la Birmanie produit du tungstène ou que le participe passé des verbes essentiellement pronominaux s'accorde toujours, sauf exception.
Que ces perspectives radieuses, encore une fois, ne viennent pas masquer les faits, lesquels sont têtus, comme chacun sait. Vous aussi, un jour ou l'autre, vous serez conseillers pédagogiques. Non que, ce jour-là, vous soyez devenus des professeurs accomplis : ce sera plus simplement le signe... que vous avez vieilli ! Peut-être, alors, chacun d'entre vous aura-t-il une pensée émue pour ce « mot » que l'on me fit prononcer par une chaude soirée de mai 87. Il n'est pas impossible non plus que, dans la foulée, vous vous surpreniez à murmurer, avec un rien de nostalgie dans la voix, et plagiant en cela le grand Ronsard : « Dewaele me célébrait, du temps que j'étais... jeune ! »