Au temps du coronavirus, la quarantaine
n'est plus ce qu'elle était...
Si la situation n'était aussi préoccupante, la chose prêterait presque à sourire : une quarantaine réduite à quatorze jours d'isolement, ce n'est pas ce que notre langue a fait de mieux en matière de cohérence...
Au demeurant, ce grand écart ne date pas d'hier. On peut même se demander si la mesure a jamais vraiment collé au mot et si elle ne doit pas bien plutôt son nom, comme le pense plus d'un étymologiste, aux quarante jours du carême, qui ne passe pas davantage pour une période de réjouissances. La première quarantaine officielle de l'histoire de la marine, que l'on situe en 1377, ne fait déjà plus état que de l'obligation de se purger « pendant un mois ». Par la suite, le mot s'est encore éloigné de son sens originel, l'écrivain Prosper Mérimée n'hésitant pas, dans ses Lettres d'Espagne, à évoquer une quarantaine de... dix jours, qu'aurait infligée aux voyageurs une junte de santé barcelonaise, « bête comme elles le sont toutes ».
Bref, chacun aura compris que, si le mot a traversé les siècles, son sens littéral s'est affaibli au point de devenir le synonyme d'« isolement », la durée d'icelui devenant, des plus logiquement, fonction de la durée d'incubation supposée des différents virus. Plus personne ne se récriera donc aujourd'hui contre la quarantaine considérablement allégée qu'ont eu à subir nos ressortissants rapatriés de Wuhan. Nul doute que ce passage obligé par la case du lazaret, comme on disait hier, ne leur paraisse suffisamment longuet !
Ainsi va la langue, au gré de ses extensions de sens : il y a belle lurette que la banlieue s'étend sur plus d'une lieue ; qu'on n'envoie plus à Limoges ceux qu'on limoge ; que le fait d'arriver (étymologiquement, « s'approcher de la rive ») ou d'échouer ne se dit plus seulement des navigateurs qui abordent une côte de façon plus ou moins brutale ; que votre compagnon partage avec vous autre chose que le pain ; que ce qui est suranné remonte à beaucoup plus d'un an ; que le quiproquo ne concerne plus seulement les apothicaires amenés à remplacer, bien avant l'avènement des génériques, un médicament par un autre ; que le lavabo sert à d'autres ablutions que celles du prêtre ; que l'hystérie, quand elle serait à rattacher à l'utérus, n'est plus une exclusivité féminine ; et que l'hécatombe sévit dans d'autres milieux que celui des bœufs. Si belle lurette, d'ailleurs, que plus personne ne s'y arrête...