Et si nous profitions de la Braderie
pour barguigner
en connaissance de cause ?
Il est rare que l'actualité fournisse au chroniqueur de langue l'occasion de remettre au goût du jour une expression en voie de disparition, que n'emploient plus qu'une poignée de lettrés en mal d'originalité...
Ce sera pourtant le cas aujourd'hui, et le mérite en revient tout entier à cette Braderie que son caractère séculaire prédispose évidemment à ce genre d'illustration. Nous songeons en l'occurrence au tour sans barguigner, équivalent élégant de notre autrement usuel sans hésiter : « Les députés LREM ont la réputation de voter sans barguigner les lois qui leur sont soumises par l'exécutif. » Enfin... avaient la réputation, car la vocation de godillot n'a visiblement qu'un temps !
Gageons pourtant que ceux qui usent à l'occasion de cette locution voient dans le verbe barguigner un autre maugréer. N'y sont probablement pas pour rien les consonnes initiales « b » et « g », également aux commandes dans bougonner, voire la syllabe finale -gner, qui fait rimer notre verbe avec grogner !
Eh bien, pas du tout ! Au demeurant, quel rapport pourrait entretenir cette manifestation de mauvaise humeur avec l'atmosphère de convivialité qui, chacun le sait, préside à la fête lilloise ?
En réalité, sous sa forme originelle bargaignier, le mot a d'abord signifié... « marchander » ! Il faudrait être grand clerc pour deviner là l'influence du latin médiéval barcaniare, « faire du commerce ». Mais ceux qui se piquent de pratiquer la langue de Shakespeare auront eu tôt fait, eux, de le rapprocher de l'anglais bargain, « bonne affaire » ! Le monde est décidément petit...
Plus amusant encore : à en croire le Dictionnaire historique de la langue française cher à Alain Rey, il n'est pas impossible que bargaignier soit devenu barguigner au contact du proche engigner, « tromper ». Faut-il rappeler qu'engin (du latin ingenium) s'est initialement appliqué à la ruse, laquelle, La Fontaine le démontre à longueur de fable, sert essentiellement à duper son prochain ? Qui osera d'ailleurs nier que le plaisir d'une bonne affaire ne réside surtout, quand cela ne serait pas des plus chrétien, dans le fait de gruger l'autre, qu'il soit acheteur ou vendeur ?
Quand on pense que ceux qui n'auront pas lu cet article vont, à l'instar de M. Jourdain, barguigner toute la journée sans s'en douter...