Mais dans quelles veines
ce sang impur coule-t-il donc ?
Les Bleus, Christiane Taubira... et maintenant Lambert Wilson ! C'est peu dire que La Marseillaise s'impatronise dans les médias, pour le meilleur et pour le pire. De ce fait, chacun se met, avec plus de passion que d'objectivité parfois, à en scruter les paroles...
Le « sang impur » du refrain, notamment, celui qui est censé « abreuver nos sillons », passe difficilement. Plus d'un s'en réclame pour faire de notre hymne national un chant « sanguinaire », « xénophobe », « raciste ». Du coup, une nouvelle interprétation fait florès sur la Toile : ce sang-là ne serait pas, comme on l'a cru longtemps, celui des étrangers venus manger le pain et la Révolution des Français, mais appartiendrait aux sans-culottes eux-mêmes ! Ce dernier n'était-il pas réputé impur, en effet, au contraire de celui, bleu, des aristocrates du camp d'en face ? Il se serait donc moins agi, en l'espèce, d'un appel au meurtre que d'une incitation au sacrifice patriotique, et l'adjectif en question relèverait plus sûrement de l'autodérision que de l'insulte. C.Q.F.D. !
Cette réécriture de notre Marseillaise ne présente pas seulement l'avantage de la rendre plus « politiquement correcte », en ces temps où l'on n'est que trop prompt, on le sait, à entonner le grand air de la repentance : elle s'appuie sur des arguments souvent séduisants, que l'on ne saurait balayer d'un revers de manche. Les champions de cette version aseptisée font en effet observer que les adversaires, dans les couplets qui suivent, ne sont pas toujours traités comme des ennemis : les révolutionnaires voyaient en eux moins des bourreaux que de « tristes victimes, s'armant à regret » pour les combattre. Viendrait-il, de surcroît, à l'idée d'une personne un tant soit peu sensée d'abreuver les sillons de la mère patrie d'un sang qui serait réellement impur ?
Au risque d'en décevoir plus d'un, nous éprouvons quelque peine, en dépit de ce qui précède — et qui doit beaucoup au vieux principe universitaire selon lequel toute thèse mérite d'être d'abord défendue —, à souscrire à cette vision des choses. D'abord parce qu'elle nous semble un peu trop belle pour être vraie. Ensuite parce que nous ne croyons guère à l'autodérision dès lors qu'il s'agit d'envoyer au casse-pipe : même l'entraîneur qu'est Guy Roux, lequel se faisait le chantre de cette version sur France Inter il y a quelques semaines, sait que, pour motiver des troupes, leur faire piétiner l'adversaire sera toujours plus efficace que de les inviter à verser leur propre sang ! Enfin, il n'y avait pas en face que de tristes victimes, mais une « horde d'esclaves, de traîtres, de rois conjurés ». Bref, assez d'épouvantails pour justifier, dans le refrain d'un chant de guerre où frapper vaudra toujours mieux que de tendre la joue, cette notion de sang impur que les révolutionnaires — de Barnave à Marat, en passant par Billaud-Varenne — ont rarement dédaigné d'appliquer à leurs ennemis, si bleu que fût le sang d'iceux ! Ne lit-on pas, dans une lettre rédigée le 10 août 1792 par des volontaires du 3e bataillon de la Meurthe : « C'est au dieu des armées que nous adressons nos vœux : notre désir est d'abreuver nos frontières du sang impur de l'hydre aristocrate qui les infecte » ?
Nous pouvons certes nous tromper, mais nous avons appris à nous défier de ces interprétations a posteriori, qui abondent aussi sur le terrain de la langue : n'a-t-on pas cru bon, naguère, d'exiger que les fêtes « battent son plein », sous prétexte que ce « son »-là, loin d'être le possessif que l'on imaginait, aurait été celui de la cloche ? « Fausse bonne idée » — légende urbaine, comme on aime encore à dire aujourd'hui —, dont tous les grammairiens ou presque font désormais justice, rappelant que ce « plein », en réalité propre à la mer, n'est pas un adjectif mais un nom qui désigne la marée haute. Dommage que pour déterminer le bon sang, celui dont on prétend bien imprudemment qu'il ne saurait mentir, il ne soit pas possible de recourir aux tests ADN !