Tout le monde il est beau,
tout le monde il est citoyen !
Un lecteur s'alarme de la disparition, corps et biens, de l'adjectif civique. Ce dernier, en effet, ne se voit-il pas régulièrement supplanter par ce qui n'était à l'origine qu'un nom, en l'occurrence citoyen ?
Notre lecteur n'a pas tort. Il n'est que de parcourir la Toile pour s'apercevoir que ledit citoyen est aujourd'hui accommodé à plus d'une sauce : « marché citoyen », « capitalisme citoyen », « recensement citoyen », « portail citoyen », « rassemblement citoyen », « service volontaire citoyen », « café » et même « cirque citoyen » !
Dans ses éditions successives, le Dictionnaire de l'Académie française n'a pourtant jamais vu là qu'un substantif. Quant au Dictionnaire historique de la langue française et au Trésor de la langue française, ils présentent son emploi en tant qu'adjectif comme « vieilli ». Cela dit, Petit Larousse et Petit Robert, que l'habitude d'accompagner au plus près les avatars de la langue a rendus plus sensibles aux sirènes hurlantes de la nouveauté, ne s'y sont, eux, pas trompés. L'un et l'autre reconnaissent cet adjectif, qui signifierait « relatif à la citoyenneté », voire « qui cherche à concilier éthique, responsabilité et rentabilité ». Vive, donc, l'« entreprise citoyenne », entendez par là celle qui, au lieu de songer égoïstement au seul profit, est d'abord et surtout au service de ses semblables... Aux larmes, citoyens !
Le phénomène n'a évidemment pas échappé à ce « travailleur de l'oreille qui traîne » qu'est Pierre Merle, lequel, dans son Précis de français précieux au XXIe siècle, le fait remonter à l'ère jospinienne et écrit : « De fait, le mot citoyen, utilisé comme adjectif, semble bien avoir un charme tout à fait particulier qui le rend irrésistiblement attrayant, au point d'en faire un des mots stars de notre début de siècle. Il faut dire qu'il renferme un côté éminemment vigilant, volontaire et pugnace qui a tout pour faire frémir le blaireau de base. Résultat : les trucs-citoyens, on peut le constater chaque matin en ouvrant le journal, pullulent. »
Mais qu'a donc fait notre bon vieux civique, pour se voir ainsi marginalisé ? Paierait-il le prix fort pour avoir, en des temps qui empestent aujourd'hui la naphtaline, escorté plus souvent qu'à son tour le mot instruction, au sein d'un attelage qui se serait définitivement compromis avec la morale ? Lui tiendrait-on rigueur de cette mauvaise conscience que nous a quelquefois value le Centre d'information civique, notamment en ces jours ensoleillés d'élections qui nous faisaient trouver plus de charme à la canne à pêche qu'à l'isoloir ? Souffrirait-il bien plutôt de la réputation sulfureuse du Service d'action du même nom — enfin, du même adjectif —, au point de se retrouver enfermé dans le même SAC que lui ? Allez savoir ! Toujours est-il que, sur le terrain de la langue, il joue plus fréquemment, au coup d'envoi, les coiffeurs que les titulaires...
Ce qui n'est pas douteux, c'est que, quand civique nous rappelle un peu trop l'exigeante tutelle de l'État, citoyen se draperait plutôt dans ce que notre Révolution — la seule, la vraie, l'éternelle ! — nous a offert de plus spontané et de plus libertaire. Voilà qui pourrait expliquer ce déferlement qu'aucune digue ne paraît pouvoir endiguer et dans lequel Pierre Merle voit une pépite de notre charabia moderne.
Gardons-nous pourtant d'oublier que, la plupart du temps, l'usage immodéré d'un mot sert à masquer la disparition de la chose...