A beau mentir...
qui se réclame de l'étymologie !

< dimanche 4 novembre 2012 >
Chronique

Parmi les fautes préférées des Français figure, en bonne place, la substitution du participe passé à l'infinitif après le tour « avoir beau ». Certes, nous direz-vous, encore faut-il que le verbe concerné soit du premier groupe, car il ne viendrait à l'idée de personne d'écrire « On a beau dit, j'ai beau fait... » en lieu et place de « On a beau dire, j'ai beau faire... » !

Pour les verbes qui se terminent par « -er », en revanche, on a d'autant moins scrupule à opter pour le participe qu'à l'oral la différence ne s'entend pas. Sans doute croit-on reconnaître, dans le verbe avoir qui précède, l'auxiliaire du passé composé ! N'arrange pas davantage les choses le fait que, sur l'origine de cette tournure, on se perd depuis toujours en conjectures.

Dans son récent et passionnant ouvrage, Petites chroniques du français comme on l'aime ! (Larousse), Bernard Cerquiglini nous paraît aller un peu vite en besogne en nous présentant l'affaire comme « débrouillée ». Il semble bien faire sienne, en effet, l'explication d'un linguiste anglais qui se réclame, en l'occurrence, du fameux proverbe « A beau mentir qui vient de loin ». Selon lui, la curieuse construction que nous évoquions plus haut résulterait d'une confusion : on aurait pris pour un verbe ce qui, à l'époque, pouvait aussi être un infinitif substantivé ! En réalité, mentir serait ici un nom que qualifierait l'épithète beau, et il faudrait comprendre que celui qui vient de loin a (un) beau mensonge... Que le déterminant ne soit pas exprimé trouverait sa justification dans la formulation, que l'on sait volontiers elliptique et ramassée, des proverbes.

L'hypothèse, exposée par John Orr dans Essais d'étymologie et de philologie françaises, a incontestablement le mérite de la subtilité. Elle n'est pourtant pas la seule sur la place. Plus d'un préférera voir là une autre ellipse, une version raccourcie de la locution « avoir beau jeu de » : à celui qui vient d'un pays lointain, il serait aisé de raconter ces « carabistouilles » qu'affectionne Bernard Pivot...

De son côté, Grevisse, s'il mentionne et se garde bien d'écarter d'un revers de manche l'interprétation de John Orr, nous paraît plus enclin à expliquer le tour avoir beau par cette tendance marquée de l'ancienne langue à faire suivre le verbe avoir de certains adjectifs tels que cher ou agréable, tendance dont on aurait longtemps trouvé des traces en wallon et en picard.

Aussi bien, l'important ne nous semble pas là. Que beau soit à rapprocher d'avoir ou de mentir, que ce dernier soit un verbe ou un nom, peu nous chaut au fond ! Ce qu'il serait autrement intéressant de savoir, c'est comment ce tour s'est peu à peu, dès le XVIe siècle, chargé d'un sens concessif : il équivaut depuis lors à une proposition qui serait introduite par quoique. Bernard Cerquiglini nous parle bien de cette « habitude  » qu'aurait prise la langue française de « faire suivre avoir beau d'un second énoncé à valeur d'opposition », mais cette habitude, justement, qui la lui a donnée ? Comment lui est-elle venue ? On a beau... s'interroger, on en est réduit aux suppositions. Mais n'est-ce pas là, précisément, ce qui fait tout le charme de la quête ? Pourquoi se satisferait-on de la seule autoroute pour gagner Rome quand tant de chemins peuvent y mener ?

Ce qu'il y a de bien avec l'étymologie, c'est que, moins on en sait, plus l'imagination peut se donner libre cours. C'est qu'il a beau jeu de rêver, celui qui parle d'un temps reculé !