Voudrait-on faire du français
un long fleuve tranquille ?

< dimanche 11 septembre 2011 >
Chronique

« Le premier qui compara la femme à une rose était un poète, le second un imbécile. » Qui, mieux que Gérard de Nerval, aura su rappeler que l'excès nuit en toute chose ? La plus belle des images, dès lors qu'elle est galvaudée, peut devenir le plus éculé des clichés.

Un exemple parmi cent : l'amont et l'aval. Voilà deux termes de la plus belle eau, à l'étymologie limpide. Le premier, comme son nom l'indique, désigne ce qui est « du côté du mont », ce qui va vers le haut. Le second s'applique au contraire à ce qui se trouve plus bas sur la pente, en direction de la vallée. Rien d'étonnant, dès lors, à ce qu'on lise dans le Petit Robert : « Paris est en amont de Rouen », en d'autres termes plus éloigné de l'embouchure que la capitale normande, quand bien même, il va sans dire, cela n'autoriserait en rien les habitants de cette dernière à traiter les Parigots de « mal embouchés » !

Les ennuis ont commencé le jour où, en mal de métaphore, on s'avisa d'employer ces expressions au figuré. L'eau s'écoulant de la source vers la mer — mais était-il vraiment besoin de mettre les lecteurs au courant ? —, l'habitude fut bientôt prise de considérer comme « en amont » tout ce qui se produit avant un moment donné, « en aval » tout ce qui se déroule après celui-ci.

C'est ainsi que les innombrables émissions qui, dixième anniversaire oblige, auront été consacrées cette semaine à l'effondrement des tours du World Trade Center se sont presque toutes attachées à reconstituer ce qui s'était passé « en amont » de la catastrophe, à savoir dans les heures, les jours, les mois qui l'avaient précédée. C'est ainsi encore que la chute de Dominique Strauss-Kahn — autrement anecdotique, pourtant — a donné lieu à un véritable... roman-fleuve : « En amont de l'affaire DSK, c'est la justice américaine qui devrait être sur la sellette » ; « Le procureur est donc amené à évaluer en amont ses chances de remporter la partie » ; « Ses partisans entretenaient également son image, et préparaient le terrain en mobilisant en amont » ; « Nous étions en contact de manière très sérieuse avec une des plaignantes bien en amont de tout ça, bien en amont de l'affaire DSK » ; « La candidature de la ministre française avait été préparée en amont ». À noter qu'en aval est plus rarement utilisé et que, quand il l'est, c'est presque toujours par des politiciens soucieux d'affirmer — on va voir ce qu'on va voir ! — que tout sera fait, « en aval et en amont », pour juguler le chômage, réduire la dette publique, sauver notre système de retraite par répartition, retrouver les coupables, etc. (barrer les mentions inutiles, pour peu qu'il y en ait).

Trop heureux si, dans une affaire récente qui aura fait couler plus d'encre que d'urine, on n'a pas évoqué, « en amont » du besoin pressant de Gérard Depardieu, les nombreuses Guinness que le bougre avait vraisemblablement éclusées, et décrit « en aval » la moquette de l'appareil CityJet qu'il fallait shampouiner !

Entendons-nous bien. Il ne s'agit pas de stigmatiser ici une image qui, employée avec mesure et discernement, a sa raison d'être, pour ne pas dire sa beauté. Seulement d'inviter l'usager à ne pas tuer la poule aux œufs d'or en en usant à tort et à travers, jusques et y compris là où avant et après feraient aussi bien l'affaire.

À moins que l'on ne veuille entendre bientôt que les invités sont arrivés « en amont de vingt heures », mieux vaudrait que notre langue cessât de cheminer ainsi, pour un oui ou pour un non, par monts et par vaux. Sinon, elle risque fort de s'en aller à son tour... à vau-l'eau !