Hors du « réseautage »,
il n'est donc point de salut ?
D'aucuns se seront étonnés de découvrir, parmi les dix mots servant cette année de figure de proue à la Semaine de la langue française, le verbe réseauter. D'abord parce que ce néologisme est loin d'avoir son couvert mis dans tous nos dictionnaires. Ensuite parce qu'il ne faudrait pas grand-chose, de l'avis de plus d'un, pour qu'il relevât du « délit de sale gueule » !
Pourquoi ne pas l'avouer ? Votre serviteur lui-même n'a pu se défendre d'un mouvement de défiance quand on le lui a présenté. Et le fait qu'il soit né au Québec, où l'on est toujours prompt à enrichir la langue par dérivation, n'a pas même joué en sa faveur : au magasinage de là-bas, nous préférerons toujours, c'est dit, le lèche-vitrines et les emplettes ! Vieux réflexe de littéraire, sans doute, qui n'admirait rien tant chez nos classiques que l'art de tout dire avec peu de mots. Là où l'utilitariste d'aujourd'hui a horreur du vide et veut qu'il y ait un vocable pour chaque chose, nous nous réjouirions presque de ces lacunes qu'offre çà et là notre langue, comme pour mieux nous obliger à user de chemins détournés et, au bout du compte, à préciser notre pensée : les ajours ne contribuent-ils pas à la dentelle ? Certes, on nous objectera que ces tours et contours ralentissent notre phrase, vice rédhibitoire par ces temps qui se doivent de courir de plus en plus vite : peut-on encore se permettre, à l'ère du TGV, de « faire acte de candidature » quand il est devenu si simple de « candidater » ? Alors, réseauter, pourquoi pas ?
De quoi s'agit-il, d'abord ? De trouver un équivalent présentable au « networking », lequel consiste, on le sait, à s'aider de la Toile pour créer, entretenir et développer un réseau de relations potentiellement utiles sur le plan professionnel. Certains eussent préféré que l'on parlât de « maillage », mais le mot a déjà servi, et il sent par trop la moutarde. D'autres, des professeurs de langues anciennes sans doute, en pinçaient plutôt pour « rétiolage ». Las ! qui sait encore que rete, en latin, a signifié « filet » ? D'autres encore, dont nous sommes évidemment, se seraient volontiers contentés de « cultiver leurs relations », voire, à la faveur d'un jeu de mots qui n'eût pas nécessairement été compris, de « tisser leur toile », avec ou sans majuscule : trop long, trop vague, trop poétique... Alors, va pour réseauter ! C'est moche, bien sûr, mais qui nous dit que nous ne nous y habituerons pas, comme nous l'avons fait pour biseauter, là où existait déjà tailler en biseau ?
Ce qui est moche, du reste, c'est moins le mot que ce qu'il désigne. Surtout dans ce contexte — chanté avec force trémolos par les organisateurs de la Semaine de la langue française — de... l'ouverture aux autres et du partage. Du partage du gâteau, oui ! En matière de « mots qui relient les hommes », on pouvait espérer mieux que ce réseautage cynique et bassement intéressé, qui ne recherche le contact avec autrui que pour ce qu'il peut apporter et rapporter. Bref, aurait dit Montaigne, un « tissu d'accointances et familiarités nouées par quelque occasion ou commodité », qui n'a rien à voir avec l'amitié. Ira-t-on jusqu'à se plaindre, dès lors, que le fond ait ici la forme qu'il mérite ?