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IX

Ne le dites pas avec des fleurs !

Illustration par Bernard Verquère
... son unique préoccupation étant
de s'entourer de tout le confort voulu.
Bernard Verquère

Les deux chapitres que l’on vient de lire ne donnent, en fin de compte, du séjour hospitalier proprement dit qu’une idée très partielle : les visites — Dieu soit loué ! — ne sont pas autorisées à n’importe quel moment de la journée et, les interventions du corps médical se faisant, nous l’avons signalé, de plus en plus rares, reste une large place pour l’ennui. Car tel est bien le nouveau problème qui se pose à l’opéré : après avoir vidé son organisme des hôtes indésirables qu’il hébergeait, il lui faut à présent remplir les interminables journées qui se succèdent, indifférentes à son drame intérieur.

L’entreprise n’a rien d’aisé et sachez bien qu’elle se compliquera encore au fil des jours. En un premier temps, l’hospitalisé se contentera de se laisser choyer, son unique préoccupation étant de s’entourer de tout le confort voulu. Faute de savoir, en effet, s’il survivrait à cette terrible épreuve, votre mari, par superstition, ne s’était d’abord encombré que du strict minimum : ses pantoufles elles-mêmes, compagnes pourtant irremplaçables de ses errances, n’avaient pas daigné quitter le logis. À présent que le spectre d’une mort brutale s’est quelque peu dissipé, Monsieur se montre soudain plus exigeant : « Puisqu’il s’avère indispensable de passer quinze jours dans cette pétaudière, clame-t-il, autant que le séjour soit le moins désagréable possible ! » Ce qui signifie, en langage clair, que vous ne devrez pas lésiner sur les allées et venues entre la clinique et votre domicile, afin d’en rapporter les menus objets que votre époux estime nécessaires à sa survie : pantoufles précitées, sachets de mouchoirs de papier, boîtiers de lampes de poche(1), sous-vêtements de rechange, miroir pour se raser, papier hygiénique(2), coussins qui serviront à caler l’oreiller, provisions de bouche, etc. Autant de choses que votre mari n’utilisera qu’avec parcimonie, mais qui ont l’insigne avantage de recréer une ambiance et d’agrémenter la chambre 217 d’une touche personnelle.

Ladite chambre n’a d’ailleurs plus grand-chose à voir avec celle que vous avez découverte lors de l’admission : la belle ordonnance du premier jour a laissé la place à une délicieuse pagaille qui évoque indifféremment la chambrée militaire et le souk. D’autant que, les visiteurs arrivant rarement les mains vides, viennent s’y ajouter les présents de toutes sortes...

À gauche du lit, dans des vases de fortune(3) allant de la demi-bouteille d’eau minérale à la boîte de petits pois extrafins, un nombre impressionnant de tiges. Les pétales sont plus bas, par terre. Il vous incombe de les ramasser, car les rapports que vous entretenez avec la gent hospitalière sont suffisamment tendus pour que vous n’ayez pas l’idée d’aller les envenimer d’un différend supplémentaire. Il ne s’agit d’ailleurs pas là de l’inconvénient majeur : ce n’est qu’à l’approche de la nuit, lorsqu’il vous faudra, pour des raisons d’hygiène(4), déménager la totalité de ces pots pour les entreposer dans le couloir, que vous vous brouillerez définitivement avec les fleurs.

À l’autre extrémité de la couche du malade, vous stockez les pâtes de fruits. Votre mari s’est vu offrir hier la onzième boîte. Vous avez beau lui répéter qu’elles paraissent excellentes et qu’il serait pour le moins déplacé, vu les circonstances(5), de lui apporter des chocolats, il ne peut plus les voir en peinture. Comme, au fond de vous-même, vous n’en raffolez pas davantage, la seule solution expéditive consisterait à en présenter aussi souvent que possible aux infirmières : mais la crainte de les voir surgir sous des prétextes encore plus futiles que d’habitude suffira à vous en dissuader bien vite.

Aussi longtemps que votre mari se borne à aménager ainsi son espace vital, les problèmes demeurent bénins. Ce n’est qu’ensuite, lorsque l’on s’est vraiment installé dans un décor qui peut passer pour douillet, que les vraies questions se font jour : que faire pour tuer le temps ?

En général, ce n’est pas l’ambition qui fait défaut : votre mari se réveille frais et dispos, bien décidé à profiter de ce repos forcé pour s’acquitter enfin de ces tâches qu’il remet sans cesse, faute de temps : mettre à jour son carnet d’adresses, évaluer sa collection de timbres-poste, essayer — une fois pour toutes — de comprendre quelque chose au libellé de sa fiche de paie. Mais, neuf fois sur dix, ces bonnes résolutions ne résistent pas à un examen objectif de la situation et des forces en présence : outre que ces activités, en effet, se révèlent particulièrement malaisées sur la table roulante que la femme de salle n’a pas complètement débarrassée des miettes du petit déjeuner, Monsieur voit très vite diminuer son courage. Le moindre effort l’épuise et il ne peut guère rester plus de dix minutes dans la même position (encore ne parvient-il à « tenir » les dix minutes susdites qu’au prix de savants rééquilibrages d’oreillers dont vous faites régulièrement les frais).

Pour les mêmes raisons, il ne saurait être davantage question de lui proposer mots croisés, problèmes d’échecs ou patiences, dont le nom seul suffit à lui faire prendre un teint grisâtre, en regard duquel la mine offerte au retour de l’opération n’était que bien peu de chose...

Quant aux espoirs qu’en dernier ressort vous aviez placés dans la lecture, ils ne pourront faire illusion très longtemps. Dédaignant les succès littéraires qui faisaient l’orgueil de sa bibliothèque(6), votre époux, prévoyant l’abattement qui serait le sien dans les jours qui suivraient l’opération, avait pris la précaution de n’emporter que de vulgaires « polars ». Mais, faute de pouvoir s’enfouir, avec le livre en question, sous les couvertures — où la fréquentation de sa plaie lui est par trop pénible —, le malade s’apercevra bien vite de la témérité de son entreprise : impossible, en effet, de parcourir un roman policier dans une chambre de clinique sans s’entendre expliquer par tout le monde (et ce, dès le chapitre deux) que c’est le neveu qui a fait le coup.

La seule activité qui, pour l’heure, puisse trouver grâce aux yeux de votre mari serait celle qui consiste à fixer ses impressions sur le papier, afin de jeter les bases d’un livre qui ressemblerait un peu à celui-ci. Mais le nombre de tuyaux qu’il lui faudrait déplacer à la suite du stylo a tôt fait de mettre un frein à son ardeur satirique !

Il ne reste plus alors qu’à attendre celle dont le romancier dit « qu’elle abolit tout, fatigues et passions » : la nuit...

 

(1) Le tube au néon qui surplombe le lit de votre mari refuse de s’allumer trois fois sur quatre, spécialement la nuit.

(2) Le papier hygiénique n’est que rarement fourni par la clinique ; quand il l’est, son moelleux est tel qu’il vaut mieux l’ignorer, si l’on ne veut pas ajouter les hémorroïdes à ses problèmes immédiats.

(3) Il n’est rien de plus difficile à obtenir, en milieu hospitalier, qu’un vase qui ne soit pas de nuit.

(4) L’oxygène ambiant est déjà suffisamment rare pour que l’on n’estime pas nécessaire d’en faire profiter des végétaux aussi encombrants !

(5) Les esprits les plus incultes savent que la vésicule biliaire entretient de vagues rapports avec le foie.

(6) Quelques exemples de titres fortement déconseillés en pareil cas : Pour qui sonne le glas d’Ernest Hemingway, Une mort très douce de Simone de Beauvoir, La Table aux crevés de Marcel Aymé, etc.

 
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