III
Le commencement de la faim
 |  |
| ... il n'en vendrait pas moins son âme pour un bifteck-frites. | |
 | |
| Bernard Verquère |
Tôt le lendemain matin, vous regagnez la clinique. Vous n’avez pas fermé l’œil de la nuit. Il est vrai que la perspective de retrouver un homme effondré n’incline guère à la somnolence. Et, de fait, vos craintes ne sont pas déçues : votre mari a passé, lui aussi, une nuit exécrable (en dépit des calmants qu’il a ingurgités), la station allongée lui est pénible, la télévision est de nouveau en panne, la perfusion coule trop lentement et les infirmières ne sont jamais disponibles quand on a besoin d’elles (sauf lorsqu’il s’agit de réveiller tout l’étage à 6 heures du matin en apportant le thermomètre). Comble de l’infortune, votre malade, qui a eu le front de demander à l’infirmière-chef si des accidents se produisaient parfois en cours d’anesthésie, s’est vu répondre, avec le plus grand sérieux, que cela n’arrivait « pratiquement » jamais. Une réponse qui en rassurerait beaucoup ; mais, pour bien connaître votre mari, vous savez que vous n’avez pas fini d’entendre parler de l’adverbe.
En outre, l’homme de votre vie a faim. Vous avez beau désigner du menton le bocal de perfusion qui le surplombe (et auquel il lance, de temps à autre, un regard haineux), il n’en vendrait pas moins son âme pour un bifteck frites. De quoi vous donner bonne conscience — et vous mettre en appétit — lorsque vous entamerez votre propre plateau...
L’opération n’est prévue que pour le lendemain mais, d’ores et déjà, les premiers soins ont donné au malade un avant-goût de la compétence et du sérieux des services hospitaliers. La première piqûre — manifestement ratée par l’aide-soignante — a déclenché une discrète inflammation locale qui donne au bras de votre mari, outre une teinte violacée du plus bel effet, l’apparence d’un gourdin de l’ère préhistorique. Le système pileux dudit mari aurait, lui aussi, quelques réclamations à formuler : l’infirmière qui s’est acquittée de l’inévitable rasage en était, de son propre aveu, à son coup d’essai et, la cérémonie s’étant déroulée à vif, sans savon (et sans filet !), votre mari s’est vu contraint d’abandonner quelques lambeaux de chair en même temps qu’une partie de son amour-propre(1).
Mais votre conjoint ne souffre pas seulement dans son corps : son moral se dégrade d’heure en heure. À cet humour noir qu’il se targuait de conserver hier encore, il a mis un frein que, depuis, il ronge consciencieusement. Pourtant, les occasions de sourire ne manquent pas : ce sont les femmes de ménage qui viennent déplacer une poussière qui n’en demandait pas tant ; c’est le garçon de salle qui sollicite la permission de brancher son aspirateur dans votre chambre, toutes les prises du couloir étant occupées ; ce sont enfin le chirurgien et l’anesthésiste qui, leurs méfaits accomplis, viennent vous annoncer, l’air goguenard, que l’exécution n’aura pas lieu à l’aube, comme prévu, mais au tout début de l’après-midi. Perspective qui a tôt fait de replonger Monsieur dans le plus profond des mutismes.
Dans ce contexte troublé, votre propre marge de manœuvre se trouve singulièrement réduite : arpenter la chambre énerve le malade ; s’asseoir et ne plus bouger amène inévitablement celui-ci à vous demander pourquoi vous le regardez ainsi. Il vous encourage à prendre l’air et à quitter cette atmosphère confinée pour vous reprocher tout aussitôt d’avoir suivi son conseil. La conversation n’est pas plus aisée : parler de l’avenir peut, dans l’état actuel des choses, passer pour présomptueux ; évoquer les bons moments d’autrefois risque, tôt ou tard, de vous faire tomber dans le plus détestable des mélos. Quant au présent, il se passe malheureusement de commentaire. Reste la lecture, à condition de se montrer modeste. Mais même s’il ne s’agit que d’un roman-photo, comment réussir à se passionner pour les amours déçues de l’héroïne avec cet époux qui vous fait profiter, à tout instant, de ses douleurs lombaires ?
Seul havre de paix dans cet univers concentrationnaire : le cabinet de toilette qui, en vous mettant à l’abri des regards inquisiteurs, vous permet, pour un temps, de redevenir vous-même.
Mais on a connu des décors plus réjouissants !
(1) Défendez-vous avec la dernière énergie si vous estimez que le rasage n’est pas absolument indispensable dans votre cas précis : l’administration hospitalière est à ce point confuse qu’il n’est pas rare de voir des patients rasés du haut en bas pour un simple ongle incarné.