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I

Comment peut-on être caravanier ?

Le prologue a suffisamment montré, s’il en était besoin, à quelle hostilité latente les caravaniers sont le plus souvent en butte. Sans craindre de verser dans l’inflation verbale, on peut même affirmer que c’est d’un véritable ostracisme que souffrent, depuis toujours, les maisons roulantes qui ont le front de se hasarder sur les nationales de France. Phénomène de rejet sans précédent, qu’il serait simpliste de vouloir expliquer par la seule propension à provoquer des embouteillages : les causes en sont incontestablement plus profondes, peut-être même enracinées dans ce que les psychanalystes, sociologues et autres coupeurs de cheveux en quatre n’hésiteraient pas à appeler notre « inconscient collectif »...

Si d’aventure vous en doutiez, il suffirait d’une expérience élémentaire pour balayer vos dernières réserves. Au cours d’une conversation qui porte sur les prochaines vacances, laissez entendre que vous passerez les vôtres en maison familiale à Annecy, sur votre yacht de Saint-Trop’, dans un quatre-étoiles de l’île de Beauté, derrière les volets d’un coquet chalet suisse, vautré sur les transats du Club Méditerranée, au hublot du paquebot qui vous emmènera en croisière sur la mer Rouge ou, plus prosaïquement, chez votre belle-sœur au cœur du Morvan : vous n’éveillerez autour de vous que des mimiques de circonstance, que seules la politesse et la bienséance empêchent de se prolonger en bâillements inconvenants. Mais profitez d’un temps mort pour glisser que vous êtes, pour votre part, un adepte convaincu du caravaning et vous verrez instantanément les mines s’allonger, les groupes se former, la discussion s’animer : on se déclarera pour ou contre, on revêtira la livrée du partisan inconditionnel ou celle, non moins seyante, du farouche détracteur mais chacun aura son mot à dire. Car c’est ainsi : ce mode de vacances ne laisse jamais indifférent. Au même titre que l’abolition de la peine de mort ou le port de la ceinture de sécurité, le caravaning est un sujet dont l’actualité est toujours brûlante, qui divise les Français tout en les passionnant et les oblige, malgré qu’ils en aient, à choisir leur camp. (Déjà !)

Au mieux, c’est-à-dire lorsqu’ils ne s’attirent pas d’emblée les foudres de leurs congénères, les caravaniers étonnent, intriguent, amusent parfois : en toute sincérité — et sans idée préconçue — certains esprits cartésiens que tourmentent le bon sens et la logique voudraient bien comprendre pourquoi « ces originaux-là » acceptent de compromettre le proche avenir de leur moteur pour le seul plaisir de s’exiler sur des terrains surpeuplés, dont les diverses chaînes de télévision nous offrent généreusement l’image, chaque été. Pour beaucoup, c’est en effet l’incompréhension qui domine. Le caravanier passe avant tout pour un être curieux, étranger à nos préoccupations, dont on cerne mal les idéaux, à plus forte raison les motivations. On s’attendrait presque à voir surgir cette question, qu’un Montesquieu n’aurait sans doute pas désavouée :

Ah ! ah ! Monsieur est caravanier ? C’est une chose bien extraordinaire ! Comment peut-on être caravanier ?

Les bonnes raisons ne manquent pas. Celle que l’on voit fleurir le plus fréquemment sur des lèvres prétendument bien informées, à savoir la perspective de passer des vacances bon marché, ne nous paraît pas la plus digne de foi : les tarifs de certains camps dits de tourisme sont prohibitifs et l’on sait par ailleurs que se croisent, sur l’asphalte chauffé à blanc des terrains de camping, des représentants de toutes les classes sociales. Par contre, la volonté de vivre au grand air, le souci de sauvegarder une indépendance trop souvent mise à mal, le désir de renouer avec des habitudes plus saines et plus naturelles doivent, sans nul doute, être pris en considération. Mais à tous ces mobiles, en fin de compte très honorables, il faut en ajouter un dernier, que l’exemple particulier des Duroc illustre à merveille : dans une large proportion, les caravaniers sont gens qui ont eu beaucoup à souffrir de leurs précédents modes de vacances. La plupart du temps, en effet, on ne naît pas caravanier, on le devient ; et ce n’est qu’au terme d’une longue série d’expériences malheureuses que l’on se résigne à faire poser une boule à l’arrière de sa voiture...

L’idée d’acheter une maison sur roues ne s’était pas immédiatement imposée aux Duroc, tant s’en faut. Certes, pour cause de revenus modestes, le yacht de Saint-Trop’ et la croisière en mer Rouge(1) leur apparurent longtemps sous les traits d’un beau rêve qui ne pourrait devenir réalité qu’au prix d’un gain, d’ailleurs bien hypothétique(2), au tiercé, mais nos héros ne manquaient pas pour autant de cordes à leur arc : si Monsieur n’avait aucune accointance dans le Morvan, Madame, en revanche, pouvait arguer d’un oncle qui vivait, presque en ermite, au beau milieu des forêts landaises. Par malheur, le caractère de ce dernier n’était pas à prendre avec des échasses et la « tantine » qui lui faisait pendant se révéla, à l’usage, aussi collante que la résine qui s’écoulait des pins tout proches. Après deux étés que l’atmosphère familiale contribua à rendre plus étouffants que ne l’aurait pu faire un soleil de plomb (par ailleurs absent), les Duroc estimèrent plus sage de reprendre leurs billes et d’aller les pousser sous des cieux plus sereins.

On songea alors à la pension de famille. Sinon économique, du moins reposante pour Madame ; mais, en tout état de cause, littéralement insupportable aux Duroc du sexe masculin. Lorsque ceux-ci eurent compris que le séjour à l’hôtel signifiait pour eux se rhabiller à chaque repas, se lever à heure fixe, manger à heure fixe et s’ennuyer entre les heures fixes (la moyenne d’âge de la pension rôdant obstinément aux alentours de cinquante-sept ans), ils n’eurent plus qu’une idée en tête, trouver autre chose...

Tous les prétextes, dès lors, leur furent bons pour emporter la décision et gagner Madame à leur cause : l’air suspect du merluchon dominical, convaincu d’une villégiature prolongée au sein d’une marée noire quelconque ; le retour périodique du potage au vermicelle(3), qui occasionnait à Monsieur des migraines aussi épouvantables que tenaces ; la mauvaise mine du fiston qui « ne souffrait plus d’être ainsi enfermé ». Les drôles allèrent même — astuce suprême — jusqu’à laisser croire à Madame que l’inaction lui donnait de l’embonpoint. Il ne fallait plus qu’une visite surprise des cuisines du restaurant, agrémentée de la présence incongrue d’une puce sur la couche conjugale pour que le cartel des mâles triomphât.

Restait le meublé. Solution qui, sans être tout à fait tentante, offrait néanmoins plus de liberté et d’indépendance. Comme M. Duroc aimait alors à le souligner : « En location, on peut dire zut à tout le monde ! »

À tout le monde, peut-être, mais certainement pas à la propriétaire(4), qui ne manquera jamais — pour peu qu’elle ait l’idée saugrenue de vivre sous le même toit que ses locataires — de friser l’épilepsie chaque fois que vous claquerez une de ses portes.

Quant à l’état des lieux, il n’y a pas, là non plus, de quoi hisser le pavillon. Il faut même avouer qu’il y a souvent loin de la coupe aux lèvres, en l’occurrence du charmant « deux pièces tout confort » que vous vantaient les agences à la mansarde sans caractère ni fenêtres que vous découvrirez à votre arrivée. C’est à vous décourager d’avoir fait une infidélité à la pension : désormais, Mme Duroc a trois fois plus de travail (et elle ne manque pas de le clamer à qui veut l’entendre), les puces se sont métamorphosées en rats et le fils dort à proximité du butane, ce qui, a priori, est peu fait pour lui redonner un teint vermillon. La cuisine elle-même ne s’est guère améliorée : Mme Duroc, nous aurons l’occasion d’y revenir, n’a rien d’un cordon-bleu...

Dans cette misère noire, le terrain de camping que les Duroc aperçoivent de leurs meurtrières se pare, lui, de toutes les vertus :

Là, au moins, on serait à l’air !

Le gosse pourrait même se faire de petits camarades...

Et puis, tu as beau dire, on coucherait dans ses plumes !

Ça coûte combien, un engin comme ça ?

 

Le ver était dans le fruit. Bientôt il ne resterait plus aux Duroc que cette (cruelle) alternative : faire l’acquisition d’une caravane ou demeurer chez soi.

Ils furent à deux doigts d’effectuer le bon choix !

 

(1) Nous devons à l’honnêteté de préciser que les Duroc, désireux de donner un lustre particulier à la célébration de leurs dix années de vie commune, effectueront tout de même une croisière. Mais dans des conditions qui n’ont pas grand-chose à voir avec les traversées idylliques dont font ordinairement état les dépliants touristiques. Le bateau, loin de donner prise aux rêveries romanesques, s’apparentait davantage à un transbordeur qu’à un transatlantique et, les retards qu’il ne cessait d’accumuler se répercutant inévitablement sur la durée des escales, il ne fut possible à M. Duroc de fixer la Mosquée bleue sur sa pellicule qu’au détour d’un sprint mémorable au milieu des pastèques.

(2) D’autant plus hypothétique qu’ils n’y jouaient jamais.

(3) Il eût été plus judicieux — et, en tout cas, plus conforme à la réalité — de parler de « vermicelle au potage », tant la soupe avait de peine à s’infiltrer parmi les pâtes.

(4) On reconnaît aisément ce genre de propriétaire à son air revêche, à son nez mêle-tout et à son balai vengeur. Signes particuliers : ses pantoufles rongées qu’elle s’applique à traîner aux quatre coins de la maison et (surtout) ce don de se joindre à une conversation pour la faire tourner court. Ajoutez à ce portrait-robot une susceptibilité hors ligne et vous avez devant vous le cerbère de vos prochaines vacances.

 
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