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Côté cour

J’avais claqué la portière sur les tracas du jour. Entamé la traversée de ce que tous, dans la ville, appellent bizarrement l’îlot — entouré de quelles eaux, Grand Dieu ? Mis le cap sur la Presse du coin, de ce pas impersonnel et métronomique que je m’applique à prendre dès que je tire un trait sur le monde extérieur. Rien ne comptait plus que le canard que j’allais arracher à son présentoir, comme chaque matin.

Pour ne pas le lire, cela va de soi.

Le journal que l’on lit perd de son mystère, de son épaisseur. L’ouvrir, c’est le réduire un peu plus à sa fonction utilitaire. Je le feuilletterais, c’est entendu, pour me donner bonne conscience, et encore, pas jusqu’au bout. J’en parcourrais quelques titres, histoire de vérifier que le monde tourne rond, qu’il nous fournit son lot de guerres, d’enlèvements, de magouilles, de saloperies. Je le déploierais généreusement à la terrasse du bistrot : le café que l’on commande a moins de goût quand il se prend seul, loin des désastres du monde. Il ne vaudrait pas d’être bu s’il n’avait pour toile de fond cette comédie humaine que, pour donner le change, chacun nomme la vie.

Une bonne vieille grosse pièce d’avant l’euro dansait par anticipation dans ma main. Fut-ce la perspective de croupir dans un tiroir-caisse qui l’épouvanta ? Toujours est-il qu’elle trompa ma vigilance et, toute tranche dehors, s’en alla heurter contre un des réverbères qui peuplent les lieux.

Sa course rectiligne, sûre d’elle-même, comme arrêtée de toute éternité, avait attiré mon attention. Le son métallique que produisit l’impact la retint plus encore.

Encore une de ces fichues réminiscences proustiennes qui vous frustrent plus qu’elles ne vous comblent, maugréai-je en me baissant pour la ramasser. Mon existence était grosse de ces portes qui, faute de livrer leurs sésames, s’entrebâillent sans s’ouvrir jamais : odeurs fugitives, saveurs évanescentes faisant miroiter leurs arcanes pour vous abandonner finalement à vous-même, un peu plus seul, un peu plus désemparé qu’avant.

Quand je me redressai, la traîtresse dans la paume, une clameur m’enveloppa. Elle ne manqua pas de me surprendre. L’îlot était désert à ces heures matutinales. Qui aurait voulu me faire fête ?

Autour de moi, plus la moindre voiture. Le jardin public et l’église avaient disparu, dissimulés qu’ils étaient par de hauts murs surgis de nulle part. Aurais-je de toute façon aperçu cette dernière — je devais m’en faire la réflexion un peu plus tard — que je ne l’aurais pas reconnue, curieusement amputée de sa flèche, pour ainsi dire rabougrie sur ses clochetons. Maintenant que j’y regardais de plus près, le rutilant réverbère s’était lui-même mué en un poteau léché par la rouille, dont la mission semblait être de supporter un panier de basket au filet improbable, quelque trois mètres plus haut. C’est égal : il ne semblait pas étranger à la ferveur qui secouait les rangs de mes congénères, lesquels, pour ajouter à ma perplexité sans doute, brandissaient, de l’air de ceux qui viennent de remporter la Coupe du monde, un bout de bois des plus frustes.

Je cherchai vainement la pièce que je croyais au creux de ma main.

Quand je pus enfin me soustraire à l’enthousiasme de mes admirateurs, le regard que je promenai sur les alentours acheva de me confondre. Le calme morne du parking avait fait place à une animation teintée çà et là d’hystérie. À quelques pas, un blondinet s’essayait en pure perte à récupérer une casquette qui volait de main en main. Son visage baigné de sueur balançait entre l’indifférence feinte et le plus profond désarroi. Un peu au-delà, et parce que les meilleurs justiciers ne sauraient tout voir à la fois, un pardessus renfrogné morigénait un échalas qui jouait les penauds. Rôle de composition, à n’en pas douter. La carte rose et froissée qu’on lui avait réclamée s’enluminait pour l’heure de signatures rageuses, qui n’avaient visiblement rien de dédicaces. Plus loin encore, à l’ombre hésitante de marronniers, un petit groupe prenait place derrière une rangée de chaises, modérément attentif aux consignes que, pour la forme, lui lançait un quidam de dessous un drap noir.

Une corne de brume digne des Millions de Foucault déchira l’air à défaut du silence. Instantanément, mes compagnons s’égaillèrent, me laissant sur les bras une gloire d’autant plus lourde à porter que je n’en comprenais toujours pas l’origine. Avec plus ou moins d’empressement, ils allèrent se ranger face aux fenêtres du fond, sous l’œil goguenard d’un petit homme qui venait de surgir de dessous le porche de l’entrée.

Bébert. Celui-là, quand ce serait dans une autre vie, je le reconnaîtrais entre mille. Le concierge. C’était lui qui, heure après heure, sur la seule foi de sa pendule, actionnait la « cloche », cette dernière fût-elle tout sauf cristalline. Et ce qui m’entourait, c’était le collège des Flandres, arraché pour quelques secondes aux brumes du passé.

Celui-là même à la porte massive duquel j’étais venu sonner, frais émoulu de l’école Ferdinand-Buisson, près de quarante ans plus tôt.

À l’aube de ma vie.

À mes pieds, le bout de bois s’estompait au même rythme que le décor. Aussi bien, il pouvait le faire : cette fois, j’y étais. J’avais reconnu ce palet improvisé dont nous usions pour nos parties de foot, lors des récréations de l’après-midi. Je me souvenais à présent de ce « but » que j’avais marqué in extremis, de ce tir invraisemblable, tenté et réussi depuis la « ligne de touche », de la trajectoire rectiligne, en tout point semblable à celle de la pièce tout à l’heure, qu’avait suivie le bout de bois.

Du bruit métallique qu’avait rendu, comme pour mieux sonner le glas des espoirs adverses, le double poteau de basket.

Mais il n’y eut bientôt plus devant moi qu’un réverbère et le regard d’un gosse, intrigué, se demandant de quel trésor aztèque pouvait bien provenir la pièce que je tenais dans la main, pour que je la contemplasse avec une aussi stupide attention.

Un peu gêné, réprimant à grand-peine une excuse qui n’aurait fait qu’aggraver mon cas, je l’enfouis prestement dans ma poche. Elle n’en sortirait plus ce matin-là, et tant pis pour le journal.

Ma voiture promptement regagnée, j’évitai de croiser le regard du rétroviseur. Je n’avais pas besoin de lui pour savoir que j’avais vieilli.

 
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