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Rétrospective

à mon fils

— La tête, chéri ! Surtout, soutiens-lui la tête...

Une face rougeaude et chiffonnée explore, sans égard superflu, le revers de votre veston. À l’évidence, elle s’étonne de n’y pas retrouver la tiédeur déjà familière du sein maternel. De ce point de vue, vous n’avez pas grand-chose à lui offrir, naturellement. Vous l’abandonnez sans plus attendre aux mains féminines, mi-narquoises, mi-condescendantes, qui se tendent un peu partout dans la chambre. C’est que c’est fragile, à cet âge-là. Ça peut casser. Mieux vaut s’en remettre à ceux — celles ! — qui savent. Il vous reviendra plus tard. Vous avez tout le temps. Il n’a seulement pas ouvert les yeux !...

Ils sont grands ouverts. Mais encore peu sensibles au charme et à l’autorité paternels. L’œuvre de votre vie continue à vous préférer sa mère. Vous n’êtes pas jaloux. Rien que de très normal, au contraire, à ce stade. Et puis, à dire vrai, vous ne vous sentez pas tellement attiré par ce moutard de quelques mois qui braille à la moindre colique pour mener, le reste du temps, une vie végétative. Un gosse, ça ne devient intéressant qu’à partir du moment où l’on peut communiquer avec lui, énoncez-vous d’un ton docte. Entrer dans son univers, partager ses jeux. C’est alors qu’il ne se fera pas faute de venir vous tirer par la manche...

Il est venu, le sourire de l’espoir aux lèvres, un ballon sous le bras. Le nez dans vos papiers, vous avez bredouillé une excuse où il devait être question d’un article à écrire, de travaux à terminer. Pour chasser de votre esprit l’encombrante image de l’enfant qui s’en retournait, l’œil humide, vous vous êtes dit qu’après tout, votre femme était là pour ça. Que se renvoyer une vessie de caoutchouc jusqu’à plus soif n’avait rien de bien excitant. Au surplus, vous vous faites une autre idée de votre mission d’éducateur : guider l’enfant dans ses premiers pas d’homme, éveiller puis satisfaire sa curiosité, voilà des tâches incontestablement plus dignes de vous, où vous pourrez enfin donner votre mesure. En tout cas, il vous semble qu’elles cadrent mieux avec vos attributions de père. Quand il s’agira de répondre à ses premières questions, vous vous promettez bien d’être là...

Il les a posées. Vous ne les avez pas entendues, obnubilé que vous étiez par vos soucis, votre carrière et surtout le journal que vous avez coincé, d’une main experte, sous votre assiette. D’ailleurs, quand bien même vous y prêteriez attention, elles ne sont pas telles que vous les souhaitiez, ces premières questions. Elles portent sur la vie, la mort. Dieu. Autant de sujets que l’on n’épuise pas ainsi, qui ne s’accommodent guère de quelques phrases. Plutôt que de schématiser, vous préférez remettre cela à plus tard. Somme toute, il n’est pas si mauvais que l’enfant ait à se forger ses propres conceptions : lui étant plus personnelles, n’en auront-elles pas plus de force ? Rasséréné, vous tournez une page de votre journal en rêvant au jour béni où il sera possible d’échanger de véritables idées avec un fils enfin adulte...

Des idées, il en a. Beaucoup. Malheureusement, elles ne recoupent pas les vôtres. Conflit de générations, comme ils disent. Vous avez replié votre journal. Vous lui parlez, même. Cette fois, c’est votre femme qui, le couteau en suspens, vous supplie du regard de ne pas insister. Car lui ne veut plus. Est-ce que l’on discute avec un vieux réac qui n’aime pas vos habits, qui n’aime pas votre coupe de cheveux, qui n’aime pas la fille avec laquelle vous sortez ? On se tait. On se supporte. Jusqu’au jour où...

Téléphone. À l’étage, vous entendez votre femme qui décroche. C’est lui. Il ne pourra pas venir ce week-end. La petite est souffrante.

La semaine dernière, c’était l’état des routes...

Au-dehors, le décor a passé son manteau de givre. Surpris au beau milieu de leur bavardage nocturne, les arbres se sont figés, brandissant vers le ciel un poing qui ne s’est pas refermé. Les marches du perron paraissent si dures que vous redoutez presque de les sentir se fendiller sous chacun de vos pas.

En bas, la porte de la remise s’est ouverte d’un coup, comme soulagée de n’avoir plus à repousser les assauts d’un vent sournois. Adossé au mur du fond, à demi dégonflé, un ballon qui fut rouge rêve à ses frasques anciennes.

Il ne fut pas peu étonné de se voir soudain rebondir sur le sol gelé.

 

Là où il a mis fin à sa course poussive, la pelouse immaculée semble s’être colorée d’une tache de sang.

 
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