L’éclipse
— Achromatopsie.
En se refermant, le livre avait accouché d’un bruit sec. Un bruit de guillotine.
Ma tête n’avait pas pour autant roulé dans le panier de son. Elle était restée, solide, sur mes épaules. Dans sa confusion même, elle ne pressentait que trop bien ce que ce terme savant pouvait annoncer d’inévitables catastrophes.
En face de moi le praticien, grosse monture d’écaille, la calvitie qui fait sérieux, se gardait bien d’aller au-devant de mes questions. Aussi professionnel que possible, il confiait à un bristol le fruit de ses réflexions. Je secouai finalement ma torpeur.
— Comment dites-vous ?
— Achromatopsie. A privatif, chroma du grec khrôma, qui signifie couleur, et enfin opsis : vision, vue. Mais ce n’est pas à vous que je vais donner un cours d’étymologie, n’est-ce pas ?
Je me contentai d’un vague signe de tête. Un large sourire illuminait sa face ruisselante de sueur. Visiblement, il était aux anges.
— Et ça veut dire quoi, en clair ?
— Mais que vous ne voyez pas les couleurs, pardi ! répliqua-t-il, manifestement peiné que ses efforts de pédagogie ne rencontrent pas le succès escompté.
— Je ne vois pas les couleurs, moi ?
— Absolument. Le test d’Ishihara est formel. Vous ne lisez aucun des chiffres qu’un sujet normal distingue aisément.
Il avait rouvert ce libre bizarre, fait d’une succession de cercles de couleur dont l’intérêt continuait à m’échapper. Je n’osai pourtant lui faire répéter, cette fois, le nouveau mot barbare qui était sorti de sa bouche. Je me bornai à risquer, du bout des lèvres :
— Une variante du daltonisme, si je comprends bien ?
— En fait, reprit l’ophtalmo, quelque peu rassuré de me voir me rendre, ne fût-ce que par étapes, à l’évidence, il s’agit là d’un défaut bien plus prononcé que le daltonisme. Le daltonien se débrouille sur certaines planches ; vous, vous ne lisez rien. La déficience ne porte pas seulement sur le rouge et le vert, elle concerne la totalité des couleurs.
Je scrutai de nouveau, avec une incrédulité intacte, les cercles qu’il faisait défiler sous mes yeux. Il y avait donc quelque chose à lire là-dedans ? Je ne distinguais rien d’autre qu’une multitude de bulles qui, à la longue, me brouillaient la vue. Seule la première planche m’avait permis de briller, sans que cela parût infléchir, si peu que ce soit, le verdict de mon juge.
Comme s’il avait voulu rendre la démonstration plus probante, il s’était emparé du livre par la fin, m’avait demandé, non plus de lire un chiffre, mais de suivre la piste du doigt. Cette fois encore, je n’avais pu que constater mon impuissance. Le désert, peut-être ; mais de piste, point.
— Vous voyez bien ! me lança-t-il sans paraître relever la cruauté du jeu de mots. Puis, fort de l’avantage décisif qu’il venait de s’assurer, il éteignit la lampe qui me surplombait, abandonna son fauteuil et regagna son bureau.
Je ne m’avouai pas vaincu pour autant.
— Mais enfin, docteur... Vous dites que je ne distingue pas les couleurs, soit ! Comment expliquez-vous, dans ce cas, que je ne les confonde jamais dans la vie de tous les jours ? Cette lumière, là, est-elle verte, oui ou non ?
Je désignais un point lumineux dans le mur d’en face, qu’il m’avait donné à fixer tout à l’heure, alors qu’il en était à l’examen du fond d’œil.
— Parce qu’on vous l’a appris, finit-il par répondre, sans se démonter, sans même relever la tête de la feuille de soins qu’il était occupé à remplir. Puis, voyant que cette explication ne me satisfaisait pas plus que les autres :
— On vous a appris, depuis votre plus tendre enfance, que cette teinte était du vert : vous l’avez retenu. De même pour toutes les autres couleurs. Ainsi, il est plus que probable que vous vous soyez constitué un système de références qui vous soit propre et vous permette d’affirmer, sans grand risque de vous tromper, que cette ampoule est verte...
Une légère pause avant le coup de grâce.
— Mais quant à voir réellement la couleur verte, telle que nous pouvons la percevoir, nous autres sujets normaux, ça, c’est une tout autre histoire !
Je résolus de ne point le contrarier davantage. Il paraissait y tenir, à cette fable. Autant s’appliquer à sauver ce qui pouvait encore l’être.
— Et c’est grave ?
Avec tout ça, j’avais oublié l’essentiel.
— Du tout. Seulement, on ne peut rien faire. Et cela vous aurait sans doute mis des bâtons dans les roues si vous aviez envisagé une carrière dans l’électricité, la SNCF ou encore (là, je crus remarquer une pointe de malice dans son regard) le pilotage d’avions. Mais telle n’est pas votre tasse de thé, pas vrai ?
C’était la première fois que, d’une certaine façon, il se montrait rassurant. Il fallait bien qu’il s’attachât sans retard à corriger le tir.
— D’autant que c’est plutôt rare, au degré qui est le vôtre. Deux ou trois cas par an, c’est le bout du monde...
Je m’empressai de ne pas relever.
— Sait-on à quoi cela est dû ?
— Ce serait héréditaire. En réalité, et pour tout vous avouer, on ne sait pas très bien. Quelque chose qui cloche du côté des cônes et des bâtonnets. Ce qui est sûr, c’est que vous traînez ça depuis votre naissance, conclut-il dans un haussement d’épaules, avant de me tendre ma feuille en me recommandant de payer à sa secrétaire, comme d’habitude.
***
C’est profondément déçu que je retrouvai la lumière crue du boulevard. Non que les preuves écrasantes qui venaient de m’être administrées m’eussent finalement convaincu de mon anormalité ; mais j’avais vu si souvent, par le passé, mon anxiété s’apaiser en franchissant ce seuil que je m’étais imaginé, plus ou moins consciemment, qu’il en irait toujours ainsi. Que rien de fâcheux ne saurait jamais m’être annoncé au-delà de cette plaque de cuivre. Plus qu’inquiet, je me sentais trahi, floué.
Un véritable coup de poignard dans le dos.
Lorsque l’on m’avait laissé entendre pour la première fois, il y a quelque trois semaines, que je ne jouissais apparemment pas d’une vision chromatique normale (c’était à l’occasion d’une de ces visites médicales de routine), je ne m’étais pas le moins du monde affolé. La médecine du travail, on sait ce que c’est. Ce ne sont pas toujours des spécialistes. Ce ne serait pas la première fois, en tout cas, qu’ils se rendent coupables de grossières erreurs de diagnostic. À aucun moment, je n’avais vraiment douté que Pottier ne pût remettre les choses à leur juste place : je ne m’étais seulement pas précipité pour prendre rendez-vous... Et voilà que, loin de casser l’arrêt de ceux qu’il tenait d’ordinaire en mépris, il le ratifiait, il l’aggravait même !
On ne pouvait décidément se fier à personne.
De guerre lasse, je me résignai à remonter la rue. Mon attitude n’eût pas manqué d’étonner, ainsi planté comme une borne, au sommet du perron. Et puis, je réfléchis mieux en marchant. Justement, à présent que j’avais quitté le cabinet, une foule de questions me venaient à l’esprit. Pourquoi n’avais-je pas demandé ceci ? Qu’est-ce qui m’avait empêché de lui opposer cela ? Point par point, je passai en revue ce qui s’était dit, me reprochant ici un manque de pugnacité, là mon peu de présence d’esprit. Bientôt, j’en vins à reprendre le débat depuis son commencement, me surprenant parfois à défendre mes arguments à voix haute, ce qui n’était pas sans m’attirer les regards ahuris de ceux qui me croisaient. Peu importe, en fin de compte, je sortais vainqueur de ce match où j’étais juge et partie, mon contradicteur déposait les armes devant tant de fougue et de bon sens, le public, subjugué, se levait comme un seul homme pour applaudir ma plaidoirie.
Et c’est alors, au beau milieu de cette euphorie, que l’inquiétude me taraudait de nouveau.
S’il y avait, dans cette histoire à dormir debout, un fond de vérité ? Certes, enfiler la défroque de l’achromatopsique était au-dessus de mes forces ; se pouvait-il, d’ailleurs, que mon entourage, depuis toutes ces années, ne se fût aperçu de rien ? Il n’empêche, c’était vrai que je n’y avais vu goutte, à leur fichu test, et par deux fois encore ! Mes démonstrations irréfutables n’étaient-elles que de mauvaises raisons ?
***
Le rayon médecine était, à l’accoutumée, le plus calme du magasin. Seule une sexagénaire voûtée s’entêtait à mendier, au hasard des étagères, le remède miracle à ses éternelles lombalgies.
J’avisai l’encyclopédie médicale en trois volumes que je connaissais bien pour l’avoir souvent pratiquée, à la sauvette, entre deux cours. Si je n’avais jamais pu me résoudre à en acquérir une, ce n’était pas, tant s’en faut, pour d’obscures raisons d’économie : j’avais à mon actif nombre de dépenses bien moins justifiées ! Simplement, la possession d’un tel ouvrage m’apparaissait incompatible avec mon pessimisme foncier et le caractère fortement influençable qui était le mien. De quelles maladies imaginaires ne me serais-je pas cru atteint, ces livres à portée de main ? Le raisonnement, du reste, n’était pas faux ; il perdait toutefois beaucoup de ses vertus dès lors qu’à chaque anxiété nouvelle je me précipitais dans la première grande surface venue pour consulter l’ouvrage sur place...
Rien à ACHROMATOPSIE, ou presque : l’article renvoyait à VISION DES COULEURS.
D’un geste qui cachait mal mon impatience, je troquai le premier volume contre le troisième. Je feuilletai rapidement celui-ci, m’efforçant de ne point poser le regard sur les atrocités qui, photos à l’appui, s’y étalaient sans la moindre pudeur.
Une brusque bouffée de chaleur m’envahit.
Je venais d’apercevoir, au bas d’une page pour tant d’autres anodine, l’alinéa qui allait mettre fin à vingt-cinq années d’inconscience :
« Outre ces dyschromatopsies, au premier rang desquelles figure le daltonisme, relativement fréquent, en particulier chez les hommes, on note des cas, heureusement fort rares, d’achromatopsie totale (cécité ou perception très affaiblie de l’ensemble des couleurs). Le sujet ne voit alors qu’en noir et blanc, avec simplement des différences d’intensité. La tare, aisément mise en évidence par les tables d’Ishihara — c’était donc ça ! — est transmissible selon le mode récessif lié au sexe. »
Je n’en savais que trop. Je rendis le volume à son étagère et gagnai, un rien chancelant, la sortie. Mon trouble devait se lire sur mon visage : la petite vieille s’était écartée, presque respectueusement, sur mon passage...
***
La première terrasse fut la bonne. Je m’affalai sur une chaise, anéanti. Plus encore que le contenu de l’article, les mots m’avaient fait mal ; c’étaient eux qui, comme pour m’accabler davantage, me revenaient les premiers à la mémoire. Tare, cécité. Achromatopsie totale. Et cet adverbe « heureusement », quelle figure tragique ne revêtait-il pas, pour peu que l’on se sût appartenir à la race maudite !
Ainsi, c’était vrai. En dépit de tout, c’est Pottier qui avait raison. Et cette fois, plus d’échappatoire possible : il avait suffi de ces quelques lignes impersonnelles pour m’en persuader, pour balayer mes dernières réticences. Les subtils arguments dont je me gargarisais tout à l’heure me restaient à présent dans la gorge. Cette superbe forteresse que j’avais édifiée autour de ma peur et que, dans mon orgueil, j’avais crue inexpugnable venait de s’effondrer comme château de cartes. À moins que, bien pis, elle ne fût demeurée intacte, mais prodigieusement inutile, ligne Maginot que l’on a contournée et qui survit, dérisoire, à sa propre honte. Je ne confondais pas les couleurs dans la vie courante ? Mes proches n’avaient rien soupçonné ? La belle affaire ! Ce que j’appelais vert, rouge, jaune ou marron n’était jamais pour moi que variété de gris, voilà tout.
Gris, le teint de ce garçon qui court de table en table, l’air de pourchasser le temps. Grise, cette menthe qui fut un prétexte et que je ne boirai qu’à demi, pour donner le change. Gris, les ramages de ce parasol dont j’aurais salué, il y a quelques heures encore, les teintes vives.
Grise la vie, que j’avais trouvée belle.
À quelques pas de moi, mais à des années-lumière déjà, les autres. Les normaux. Sourds à ma détresse. C’était le Paris du mois d’août, cher à René Fallet pour ce qu’il promettait d’aventures, d’imprévu. De rencontres. Mais je n’aurais pas la chance d’un Plantin : ce qui m’avait accosté, moi, au détour du trottoir, ce n’était pas une rutilante Pat à robe rouge, c’était la vérité dans ses oripeaux gris. La laide, la hideuse vérité. Celle dont on sait qu’elle n’est pas toujours bonne à dire. Celle dont on s’est passé, fort bien ma foi, durant des années, sans laquelle on a très bien vécu et qui, naturellement, vous en veut pour ça.
Cette vérité que vous êtes maintenant seul à connaître et que précisément, allez savoir pourquoi, vous avez envie de jeter à la face du monde.
Comme on se délivre d’un secret trop lourd à garder.
Vous avez eu tort, chère Madame, oui, vous, qui me faites discrètement de l’œil depuis mon arrivée et brûlez du désir de me rejoindre à cette table, de miser sur l’éclat de votre jersey pour parvenir à vos fins. Je suis peut-être à même de vous confirmer qu’il est bleu, voire turquoise (au diable l’avarice !), mais pour ce qui est de l’apprécier, dame, c’est une autre paire de manches... Et vous, le patron, qui généreusement mettez votre téléviseur à la disposition des clients assoiffés, ce n’était pas la peine, de vous à moi, de vous fendre d’un appareil couleur. Avec votre serviteur, c’est confiture aux cochons.
Je sais, c’est difficile à imaginer. Moi aussi, au début... Et puis, je me suis fait à cette idée : nous ne voyons pas le même monde. Pourquoi je vous dis tout ça ? Parce que c’est dur, quelquefois, de souffrir et d’être le seul à le savoir. Un aveugle, ça porte une canne, ça suit un chien. Ça se remarque, quoi. On vous plaint, à l’occasion. On vous aide à traverser.
L’achromatopsique, personne ne s’en soucie. Personne ne se retourne sur son passage. Et pourtant, il est aveugle, lui aussi. Aveugle à ce que ce monde avait su inventer pour s’habiller un peu moins triste. Alors, vous comprenez : un peu de chaleur humaine, de temps en temps, c’est toujours bon à prendre...
Ça aide à vivre.
Quand je relevai la tête, la dame au jersey s’était découvert des amours moins compliquées, à la table voisine de la sienne. Le patron rinçait des verres, contemplant d’un œil sévère la déroute de nos athlètes à Helsinki.
Le monde avait décidément autre chose à faire que de prêter l’oreille à mes états d’âme.
Je jetai un billet sur la table et m’éloignai en direction des quais.
***
C’était, par une ironie du monde que nous ne constatons que trop souvent, une merveilleuse fin d’après-midi.
Les bouquinistes ouvraient toutes grandes des boîtes qui, depuis longtemps hélas, avaient livré l’essentiel de leurs secrets. Il n’y avait plus à glaner là, à des prix qui n’étaient rien moins qu’imbattables, que de la carte postale naïve, du poster défraîchi, du porno sous cellophane. Je ne manquai pourtant pas de me ménager de fréquentes haltes, pour le cas bien improbable où quelque trésor oublié se fût égaré au milieu de la médiocrité ambiante.
La Seine jouait les gueuses, racoleuse comme elle sait l’être, disponible, telle qu’on l’aime. Chacun en usait à sa guise. Plusieurs chapeaux de paille trempaient le fil, pour oublier, sans doute, celui de la Parque : avant peu ils s’en retourneraient, le pliant sous l’aisselle, heureux de n’avoir rien pris. Des couples faisaient du pont Mirabeau le confident de leurs amours indéfectibles. Les gargouilles logées à Notre-Dame, se poussant du col, demandaient au fleuve s’il demeurait quelque chose de leur splendeur passée.
Mais le fleuve ne répondait pas toujours.
Existait-il seulement, au-delà de nos regards ?
Cette Seine bon enfant qui, en animal docile, léchait sans façon les embarcadères et se bornait à chahuter, histoire de s’amuser un peu, les bateaux-mouches qui lui titillaient l’échine, sous quel jour apparaîtrait-elle, tout à l’heure, au désespéré qui enjamberait le parapet ?
Le philosophe n’avait pas tort : le monde vit de ce que nous y mettons.
J’allais un peu mieux. Je me sentais moins seul, moins démuni. D’ailleurs, combien étaient-ils à avoir interrompu leur course folle afin de s’exposer, comme je venais de le faire, aux premières flèches d’or du couchant ? Les rares à s’être avisés de la majesté du spectacle l’avaient aussitôt emprisonnée dans une boîte noire qu’ils portaient le plus souvent en bandoulière. Ils en feraient de petits rectangles de carton qu’ils remiseraient dans des albums. Lesquels ne s’ouvriraient plus guère. La plupart des autres avaient poursuivi leur chemin, sans une exclamation, sans même un regard.
Et pourtant, ce devait être tellement plus beau, avec ces couleurs que je ne connaîtrais jamais...
Fallait-il vraiment que l’homme fût privé de ses facultés pour éprouver subitement l’envie d’en jouir ?
Se pouvait-il que mon infirmité, loin de me détourner du beau, eût contribué à m’en rapprocher ? Aveugle aux couleurs, privé de ces points de repère commodes dont tout un chacun dispose pour appréhender le réel, n’étais-je pas devenu, par une espèce de compensation, plus attentif aux choses ? Plus respectueux de la nuance ?
Je ne demandais qu’à le croire.
***
J’avais réintégré mon pigeonnier du Boul’ Mich’. Incapable de me remettre au travail (la fraîcheur du soir ne se hissait qu’à grand-peine à de telles hauteurs), je promenais mon regard sur des reproductions d’impressionnistes qui, repeintes en gris, n’en conservaient pas moins une bonne part de leur charme. Une consolation de plus, quand tant d’autres y resteraient à jamais insensibles...
Tout à ma sérénité retrouvée, je n’avais pas entendu la porte s’ouvrir ni se refermer dans mon dos. C’était Luce. Il est vrai qu’elle avait dû, comme à l’ordinaire, monter en catimini pour ne pas éveiller l’attention de la logeuse. Celle-là, aucun danger qu’elle militât un jour en faveur d’un rapprochement des sexes !
Belle, Luce, au sortir d’une journée de labeur et de six étages d’ascension. Agressive, aussi.
— Quand je pense que, pendant ce temps-là, il y en a qui se la coulent douce, à noircir de petits bouts de papier...
— ...que personne ne lira, complétai-je sur le même ton désabusé. On connaîtra le refrain, dis donc !
Elle haussa les épaules, fit voltiger ses espadrilles à travers la chambre, se laissa tomber sur l’unique pouf qui hantait les lieux.
Un ange passa. Le monde ne signifiait plus sa présence que de loin en loin, au gré des spasmes du boulevard.
Il me sembla tout à coup que ma voix ne m’appartenait plus.
— Au fait, Luce : quelle couleur ont tes yeux ?
Elle s’était redressée, sur le qui-vive.
— Mais bleue, voyons ! Tu ne vas tout de même pas me dire que tu ne les as jamais regardés ?
— Non, bien sûr.
Puis, après un temps d’hésitation :
— C’est bizarre, pourtant : aujourd’hui, j’aurais tendance à les trouver un peu gris...
Elle crut à une taquinerie. Un sourire complice se dessina sur son visage. D’un bond, elle fut sur moi, toutes griffes dehors.
En l’attirant sur le canapé, je me promettais un feu d’artifice au plus profond de ma nuit.