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Oasis

Illustration par Colette David
Colette David

J’aime les cafés.

Dans l’épaisseur de la nuit, ils sont autant d’éclairs, autant d’asiles où la vie se retire.

Autant de cavernes où le feu brûle.

Le café crème que l’on commande n’a pas d’importance. Il fait partie du rite. Comme le sucre à qui l’on ôte, avec d’infinies précautions, son habit de papier. Comme la petite cuillère qui fouille trop longtemps dans l’intimité de la tasse.

Ce qui importe, c’est de voir.

 

Voir le joueur de yam’s s’interroger sur l’opportunité d’un nouveau lancer. Assurer le bonus ou tenter un carré ? Coups d’œil répétés, insistants, en direction du score. Gladiateurs descendus dans l’arène, les doigts caressent le feutre de la piste, en éprouvent le moelleux. Ils flattent les dés rebelles, bêtes sauvages stupidement dressées sur la route du triomphe.

Alea jacta est.

Une grimace de dépit tord les traits du présomptueux. Le poète avait raison. L’action n’est pas la sœur du rêve.

 

Prendre part à l’infortune de l’étudiante qui, dans le recoin que lui ménage la porte d’entrée, s’esquinte les yeux sur un poly râpeux. De jolis yeux pervenche qui, cette fois, n’abuseront pas de leurs charmes. Rien ne compte, aujourd’hui, que le sort du « n » mouillé ou l’amuïssement des voyelles finales : le partiel de phonétique est pour bientôt. Ce Vittel fraise qu’elle taquine d’une interminable main baguée est tout ce qui la rattache encore à notre monde futile.

La nuit sera longue pour la petite étudiante qui regagnera tout à l’heure, au terme d’un chemin peuplé de réverbères, sa chambre de quatre mètres sur trois.

 

Surprendre la dextre du patron alors même qu’elle délaisse le percolateur pour les rondeurs plus engageantes de la serveuse fessue, laquelle ronronne d’aise sous l’hommage. Droit de cuissage. Banal lever de rideau. Simple acompte sur l’opération qui se déroulera sous peu, au-delà de cette cloison coulissante, et dont chacun, la lippe libidineuse, se plaît à inventer les détails les plus scabreux.

 

Raccompagner du regard la marchande de roses. Elle n’en a pas vendu une seule. À certaines tables, elle a même essuyé des gestes d’impatience, encaissés sans broncher. J’aurais volontiers sorti mon portefeuille, ne fût-ce que pour voir passer, sur cette figure dévastée, quelque chose qui ressemblât, sinon à de la joie, du moins à de la surprise.

Je n’ai pas bougé.

Peur d’être montré du doigt. Hantise du ridicule. Vous avez vu le type là-bas, en face du bar ? Il a acheté une fleur à Carabosse. Plutôt cocasse, vous ne trouvez pas ?

La pitié est un sentiment honteux.

Plus courbée que jamais, la vieille a couché les végétaux indésirables dans un landau rouillé, qu’elle poussera jusqu’au prochain café. Elle n’y aura pas davantage de succès. Elle le sait. Elle n’en continue pas moins, tel Sisyphe, à rouler, stoïque, profondément humaine, son rocher.

 

Respirer le vent d’enthousiasme qui souffle sur la table voisine. Quatre jeunes gens bien mis qui, retour de ciné-club, ne tarissent pas d’éloges sur Les Nuits de Cabiria.

Évidemment, concède-t-on, la bande-son n’était pas de première fraîcheur, mais la version originale, quel pied ! On dira ce que l’on voudra : Fellini en V.O., c’est tout de même autre chose... Et cette Giuletta Masina, quelle comédienne ! Une présence. Un tempérament. Mieux : une nature.

Je ne sais pourquoi, ce soir, ils m’agacent un peu. Peut-être parce qu’ils me ressemblent. Peut-être, aussi, qu’inconsciemment je leur en veux de préférer leur univers de pellicule à celui, tellement réel, tellement dérangeant, qu’ils ont sous les yeux.

 

Sourire au manège de celui qui, déguisé en loubard, promène ses fantasmes de flipper en juke-box. Ceinture cloutée, boucle d’oreille, blouson constellé de pin’s à l’effigie des rockers, la panoplie est irréprochable. La démarche, provocante à force de décontraction, l’est tout autant. Qui oserait prétendre que, sous ces airs bravaches, à l’abri de cette cuirasse d’indifférence, se cache un cœur qui saigne ?

 

Servir de témoin au couple qui se déchire. Détestable mélo. Acteurs ringards. Elle, maquillage en partance, gorge soulevée par l’indignation, feuillette le livre d’or de ses griefs. Elle a toujours su que cela finirait ainsi. Qu’elle perdait son temps avec un moins que rien de son espèce. On ne s’était pas fait faute de le lui seriner, d’ailleurs. Et tout ça pour quoi ? Pour faire le lit d’une catin qui pourrait être sa fille !

Confondue par tant de mesquinerie, elle détourne la tête, s’abîme dans la contemplation muette d’un papier peint désespérément uni, insolente image de son désert sentimental.

Lui ne répond pas. À quoi bon ? Le réquisitoire ne l’atteint guère. Il n’est pas même gêné : loin de fuir les regards des curieux, il va au-devant d’eux, les affronte. Simplement, il s’ennuie. Il voudrait être ailleurs. Peut-être chez cette fille qui vient de lui être décrite sous les dehors les plus noirs...

Il aimerait en être sûr, au moment où, d’un geste un peu trop ample, il tue un ultime mégot dans le cendrier bosselé.

 

Lire l’heure tardive sur le visage, plus égrillard que las, du maître des lieux.

En atterrissant dans la soucoupe, les pièces offrent un bruit mat. Franchi le seuil, une brise tiède me fait les honneurs du pavé.

 

Demain, il faudra vivre.

 
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