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Les jupes de maman

à ma mère

Les yeux rougis par le sommeil, l’enfant finissait son bol de lait. Insensiblement, les petites mains se crispèrent.

C’était donc ça, l’école ! Ce réveil brutal, ce petit déjeuner pris à la hâte, ces coups d’œil furtifs à la pendule... Depuis le temps qu’on lui en parlait !

Ces derniers mois, impossible de sortir en compagnie de maman sans s’entendre demander, par une voisine ou une connaissance bien intentionnée :

— Alors, le petit ne va pas encore à l’école ?

Puis, avec un sourire qui se voulait rassurant :

— Remarquez, rien ne presse...

Rien ne pressait, en effet. Mais le sujet semblait procéder d’une actualité suffisamment brûlante pour que papa lui-même l’abordât, le plus souvent au beau milieu d’un repas. Des vives controverses qui l’opposaient à sa mère, l’enfant ne comprenait pas grand-chose. Tout au plus parvenait-il à retenir des bribes de conversation, à saisir au vol certains termes qui, privés de leur contexte, l’intriguaient plus qu’ils ne le renseignaient. Le mot « société » était de ceux-là. Manifestement, papa lui accordait de l’importance. Maman beaucoup moins, qui répétait : « Il la découvrira toujours assez tôt... » L’enfant s’interrogeait sur la nature de cette « société » qui s’immisçait, avec un tel mépris des convenances, entre le fromage et le dessert. Dans sa candeur, il avait fini par se persuader qu’elle entretenait de lointains rapports avec ces boîtes de jeux qu’on lui offrait lors des grandes occasions et dont il était si friand. En revanche, il ne disposait d’aucune explication valable pour ces « jupes de maman » qui revenaient avec une constance désarmante sur les lèvres de son père. Elle qui ne portait que des pantalons !

Mais déjà, au bout du couloir, on s’impatientait. L’enfant reposa son bol puis, sans un regard pour le puzzle entamé la veille, s’abandonna aux mains expertes de sa mère. Au renflement inhabituel des poches, il devina qu’elles étaient remplies de friandises.

Dehors, tout était comme avant. Ces ruelles qui défilaient derrière des vitres maculées d’empreintes, c’étaient bien celles qu’il n’avait cessé d’arpenter, de son pas bonhomme, au côté de maman. La boutique aux petits pains, le banc vermoulu du square, la voie ferrée et ses soupirs d’aiguillage, rien n’avait changé. L’enfant en conçut du dépit : au moment où la terre s’arrêtait pour lui-même, il comprenait mal qu’elle continuât de tourner pour les autres. Il eût souhaité, de la part du monde, un peu plus de décence.

Jusqu’au soleil qui, nonchalamment vautré sur les essuie-glaces, singeait ses prédécesseurs ! Un soleil blême, souffreteux et qui, de toute évidence, ne suffisait pas à justifier ces horribles lunettes noires derrière lesquelles maman — une fois n’est pas coutume — avait dissimulé le bleu tendre de ses yeux.

L’enfant ne reconnut pas cette école que l’on avait eu soin de lui présenter, à plusieurs reprises, dans la chaleur moite d’un mois d’août finissant. De ces rencontres, il avait gardé l’image, indéfiniment remuée dans le secret de ses nuits, d’une vaste cour abritée de grands arbres et que visitaient les moineaux. Aujourd’hui, il lui semblait qu’elle avait rétréci, à l’instar de ce manège qui, depuis qu’il était pris d’assaut par les autres, perdait tout à coup de son charme. Les oiseaux eux-mêmes avaient déserté la place, chassés par ces petits d’homme gesticulants et braillards au milieu desquels l’enfant, le regard implorant, cherchait désespérément un passage.

Par bonheur, l’entrée en classe rétablit un semblant d’ordre au sein du tumulte. Sur le signal de la maîtresse, une dame au sourire bienveillant qui connaissait le prénom de chacun, on se précipita sur les jouets qui jonchaient le sol. Moins vif que les autres, moins tenté peut-être (n’avait-il pas tout cela, mieux que cela, chez lui ?), l’enfant ne reçut en partage qu’une marionnette de chiffon aux couleurs éteintes. Elle avait piètre allure, elle aussi : ses membres trop longs retombaient de part et d’autre du petit corps éventré et le temps s’était chargé de lui ôter son sourire. Mais l’enfant ne songeait pas à lui en vouloir de ces tares accumulées. À ce compagnon d’infortune, il réserva même le repli de son cœur tandis qu’il surveillait, par la fenêtre restée ouverte, le lent départ de sa mère.

Il s’était promis de ne pas pleurer.

Il ne put empêcher, néanmoins, qu’une larme claire ne s’échappât de son œil humide. Ivre de liberté, elle dégringola la pommette, dédaigna la commissure des lèvres, finit sa course sur le visage de la marionnette qui la but goulûment. L’enfant lui jeta un regard éperdu de reconnaissance.

Après s’être retournée une dernière fois à la hauteur de la grille, maman avait disparu.

En l’embrassant, un peu plus fort que d’habitude, elle lui avait assuré qu’elle reviendrait.

 

C’était peut-être vrai, après tout.

 
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