À la place du mort
à Gustave Hodebert
C’était un de ces petits jours blêmes qu’il prenait plaisir à dissoudre dans une tasse de café brûlant. Roger ne se refusait plus ces quelques minutes passées au comptoir : où, mieux qu’en ce monde interlope où les destins se croisent sans jamais se rencontrer, eût-il pu trouver l’oubli ? Il lui semblait même que, sans ce noir qu’il interrogeait d’une cuiller distraite, jamais il ne se serait senti le courage d’entamer sa tournée. Le regard vide, accroché pour la forme au tarif des consommations, il laissait le breuvage chaud l’emplir, pénétrer chacun de ses pores, sans plus penser aux portes qui ne s’ouvriraient pas, à celles qu’on lui claquerait au nez, au maigre tableau de chasse qui, le soir, avait toute chance de sanctionner une journée semblable aux autres. Il n’avait pas la vocation, on ne le lui avait pas envoyé dire, en haut lieu ; et c’était vrai qu’il n’avait rien du représentant de choc, Roger : trop poli, trop timide pour faire un bon vendeur... Mais quoi, il fallait bien vivre ! Et puis, par ces temps de crise, il eût été malvenu à faire la fine bouche : c’était ça ou le chômage. Alors, à tout prendre...
Ce matin-là, donc, Roger venait de s’arracher aux délices enfumées du café des Arts avec ce même esprit de décision qui nous verrait quitter le paradis pour l’enfer quand, soudain, il s’arrêta net, la ride incrédule...
Il y avait quelqu’un dans sa voiture.
Son premier réflexe avait été de bondir : comme il verrouillait rarement ses portières, il s’était toujours attendu à ce qu’un jour ou l’autre sa boîte à gants suscitât les convoitises. Mais il se ravisa aussi vite : un voleur qui, une fois dans la place, boucle sa ceinture et se refait une beauté en attendant votre retour (il s’agissait visiblement d’une femme), c’était assez nouveau en soi pour que l’on prît la peine d’envisager les choses calmement, sous un angle moins expéditif.
Roger traversa sans hâte le boulevard, décrivit une large courbe autour de son véhicule, fouilla ostensiblement sa poche gauche à la recherche d’une clé de contact qu’il savait se trouver dans la droite, sans que cela parût provoquer le moindre émoi à l’intérieur.
De guerre lasse, il se résolut à ouvrir.
— Vous êtes sûre de ne pas vous être trompée de voiture ?
L’intruse ne détourna seulement pas la tête, occupée qu’elle était à traquer le comédon dans le miroir du pare-soleil.
— Voyons, François ! Ce n’est pas le moment de plaisanter, fit-elle enfin sur un ton de reproche qui n’excluait pas la tendresse. À ce train-là, nous ne serons jamais à Fontainebleau pour midi...
— À midi où ça ? Mais je n’ai rien à faire à Fontainebleau, moi ! Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?
« François » s’était laissé tomber sur son siège plus qu’il n’avait pris place aux commandes. Mi-agacé, mi-intrigué, il s’attarda un instant à contempler le beau visage de sa passagère, dont les traits exprimaient désormais la plus intense des suppliques.
— Chéri ! Tu m’avais promis... Ne viens pas me dire que tu as de nouveau changé d’avis !
Une folle. Il était tombé sur une folle. Certes, Roger était homme à douter parfois de lui-même : de nature inquiète, il lui arrivait fréquemment de se faire confirmer par ses proches les messages que lui transmettaient ses sens, pour peu qu’ils lui parussent en délicatesse avec la logique. Mais pas cette fois. Pas à huit heures du matin, avec toute cette caféine qui l’imbibait. Il ne savait que trop que ce qui l’attendait ce jour-là, c’étaient des escaliers de HLM, non le perron d’un château impérial ; les terrains vagues de la banlieue lilloise bien plus que les savants ramages de la première forêt de France.
— Non, bien sûr.
Avant tout, ne pas la brusquer. À quoi servirait-il de discuter ? Ce n’était pas une carte d’identité qui pouvait la convaincre. Gagner du temps, plutôt. Mettre de l’ordre dans ses idées.
Roger déboîta sans presque consulter son rétroviseur, reprit sa place dans le carrousel. De retrouver un monde sensé le soulageait quelque peu. Sa voisine, elle aussi, parut se détendre, quoique de toute évidence elle demeurât sur ses gardes : pour la première fois, Roger s’émut de l’infinie tristesse que charriaient les grands yeux couleur de cendre.
Le break dériva longtemps, bousculé par la vague matinale, bateau ivre en quête de phare. Pour un peu, Roger en eût voulu à ces visages crispés de savoir précisément où ils allaient, au-devant de quelles occupations, fussent-elles futiles, ils se précipitaient. Lui, n’était pas loin de bénir ces embouteillages qui contrariaient sa marche, ces feux, naguère voués aux gémonies, lesquels lui permettaient à présent de prolonger l’illusion. Enfin, avisant une cabine téléphonique, il immobilisa son véhicule en double file, tous signaux de détresse allumés.
— Vous... tu m’excuses une seconde ? Le temps de passer un coup de fil pour prévenir de notre arrivée...
Elle ne répondit rien, se contenta de sourire. Roger eut la désagréable impression qu’elle n’était pas dupe.
La machine but la pièce cul sec.
— Allô ! Le commissariat ?
Au bout du fil, une voix bourrue bredouilla ce qui devait être un acquiescement.
— Dites, je suis très ennuyé : j’ai là, dans ma voiture, une inconnue qui se prétend ma femme et...
— Elle ne vous aurait pas demandé de la conduire à Fontainebleau, par hasard ?
Roger marqua une pause. Une seconde pièce rejoignit la première.
— Vous la connaissez ?
— Si on la connaît ! Georges, viens voir par là... Un instant, je vous passe un collègue : il va vous en dire plus...
Puis, franchement rigolard :
— C’est un peu le spécialiste, ici !
Le bruit sec du combiné que l’on pose sur la table. Éclats de voix, rires étouffés. Protestations de chaises remuées. Un fausset, enfin :
— Alors, comme ça, vous avez fait la connaissance de la folle ?
— Ça m’en a tout l’air, mais...
— Remarquez, on ne peut pas lui jeter la pierre, la pauvre : son mari s’est tué, il y a six mois de ça, sur la route de Fontainebleau. Ça lui a un peu tapé sur le système, vous comprenez... Elle s’en veut de ne pas l’avoir accompagné là-bas. Alors, depuis, il ne se passe pas une semaine sans qu’elle réquisitionne une voiture, ici ou là. Seulement, on ne peut pas la boucler, vous comprenez : sorti de ça, elle ne fait de mal à personne. Elle a des moments de dépression, c’est tout...
Roger n’écoutait plus. De la cabine, il observait la jeune femme. Le sourire de tout à l’heure était resté cramponné au visage, sans toutefois réussir à l’éclairer tout à fait. À l’abri de ses rêves, par-delà la grisaille de la cité, elle fixait, là-bas, très loin sur l’horizon, un point qu’elle était seule à voir.
— ...la priez fermement de descendre et elle ne fera pas de difficultés. Elle n’est pas dangereuse, vous comprenez...
— Oui, bien sûr, je comprends. Merci. Merci beaucoup.
Il l’avait oublié, celui-là. Roger raccrocha, fit coulisser la porte, retrouva l’air libre. Un coup d’œil à la montre lui apprit qu’il était neuf heures passées. Les félicitations de ses chefs, ce ne serait pas encore pour aujourd’hui...
Le chemin lui sembla court jusqu’à sa voiture. La prier de sortir, c’était vite dit ! Et si elle en faisait, des difficultés ? S’il avait droit à un esclandre, pour couronner le tout ?
La portière s’ouvrit sans une plainte. Roger avait mis, dans son geste, une douceur dont il n’avait jamais eu le soupçon.
— Tout va bien, François ?
D’instinct, en animal qui sait qu’il a perdu mais se refuse encore à la défaite, elle faisait front. Tranquillement. Sans haine ni violence. Simplement, les mains torturant la poignée du sac, elle avait levé sur son vainqueur des yeux de braise, et c’était comme un cri silencieux de détresse, de révolte et d’espoir.
Un visage de morte qui voulait croire à la vie.
— Tout va bien, chérie. C’est ta portière. Je... je pensais qu’elle était mal fermée.
Quelques instants plus tard, laissant à d’autres le soin d’évangéliser les peuplades techniquement arriérées, un break lesté d’aspirateurs débouchait sur l’autoroute.
Son conducteur pouvait de nouveau pester contre ralentissements et bouchons. Il savait, maintenant, où il allait...