Le pluriel des mots composés

Heureux ceux qui peuvent faire les choses machinalement et, de plus, sans se tromper ! Car, pour beaucoup, nous venons de le voir, le pluriel des mots composés demeure l’un des pires casse-tête (tiens, en voilà encore un !) que notre langue ait inventés. À telle enseigne que le Conseil supérieur de la langue française, il y a quelque dix ans, proposait de recourir à la soudure chaque fois que cela s’avérait possible et d’écrire par exemple millepatte, piquenique et passepartout en un seul mot... Voilà qui, convenons-en, faciliterait les choses et ne serait pas, quoi que l’on en pense, complètement inédit puisque portefeuille et portemanteau, hier noms composés, sont devenus des noms simples sans que personne trouve à y redire (et quelquefois même, d’ailleurs, s’en aperçoive !). Mais les dictionnaires, pour l’heure, n’ont pas suivi ces recommandations et il nous faut donc bien revenir ici sur les règles traditionnelles. Elles sont, rassurez-vous, beaucoup moins illogiques que vous ne le pensez, comme nos amis du spectacle vont se faire un plaisir de vous le démontrer...

 

Loués soient nos comédiens pour nous avoir rappelé l’essentiel, à savoir que, quand ils entrent dans la formation d’un mot composé, les verbes et les mots ordinairement invariables (adverbes, conjonctions, préfixes, prépositions, pronoms, etc.) le restent, alors que les noms et les adjectifs, variables par nature, prennent en général la marque du pluriel. Voilà qui justifie déjà certains écarts orthographiques qu’à tort l’on aurait pu prendre pour de franches bizarreries. Plus personne ne s’étonnera, désormais, que, dans les portes-fenêtres, portes s’écrive avec un « s », alors que dans les porte-clés, porte reste invariable. Dans le premier cas, porte est un nom, dans le second, c’est un verbe et ceci suffit à expliquer cela. Merci, aussi, d’avoir tempéré notre bel enthousiasme en ajoutant aussitôt que ces règles, si cohérentes qu’elles nous paraissent, ne s’accompagnent pas moins, et comme toujours, d’exceptions, notamment quand le sens interdit la marque du pluriel. Écrire des prie-Dieux serait, avouons-le, insulter notre religion monothéiste plus encore que la grammaire ! De même, on comprendra sans peine que chez les bébés-éprouvette, seul le nom bébé prenne la marque du pluriel : si l’on pouvait dire des portes-fenêtres que nous venons d’évoquer qu’il s’agissait de portes qui étaient en même temps des fenêtres, l’on ne saurait dire de ces bébés qu’ils sont aussi des éprouvettes. Ils ont été en réalité conçus dans une éprouvette et la logique nous commande de laisser ce second nom invariable. Cela dit, les choses sont en train de « bouger » et, contrairement à ce que nous avons entendu dans la saynète qui précède, ce n’est plus vraiment une faute que d’écrire gratte-ciels avec un « s » à ciel, si incohérente que la chose nous paraisse : le très sérieux dictionnaire Robert accepte désormais cette forme au même titre que celle, invariable, qui vous a été recommandée. Quant à porte-plume, n’y aurait-il, en effet, qu’« une plume à la fois » comme l’affirme l’amie Roxane, il s’écrit aujourd’hui de plus en plus avec un « s » à plume, et c’est même là la seule forme recommandée par le Robert susdit !

Le pourquoi de ces flottements actuels ? C’est que la logique vantée par nos comédiens est loin d’être toujours évidente. Longtemps, l’Académie a conseillé d’écrire un cure-oreille, mais un cure-ongles : dans un cas comme dans l’autre, il ne se cure pourtant qu’une oreille ou qu’un ongle à la fois ! De la même façon, pourquoi a-t-on longtemps écrit des cache-pot, mais des couvre-plats ? Toutes ces contradictions ont fait qu’il y a une dizaine d’années, nous en parlions tout à l’heure, le Conseil supérieur de la langue française a proposé de simplifier les choses et recommandé de réserver, sans plus s’arrêter au sens, la marque du pluriel au seul pluriel : un tire-fesse, des tire-fesses ; un porte-avion, des porte-avions ; un sèche-cheveu, des sèche-cheveux.

Évidemment, les tenants de l’ancienne logique eurent beau jeu d’ironiser et de remarquer qu’un tire-fesse sans « s » à fesse n’avait rien de séant (si l’on ose dire !) ; qu’un porte-avion sans « s » était une bien grande dépense pour un seul avion (à moins, bien sûr, que ce ne soit une simple mesure de prudence quand il s’agit de notre Charles-de-Gaulle, lequel a connu récemment, chacun le sait, bien des problèmes de fiabilité) ; ou encore que le sèche-cheveu sans « x » ne pouvait guère convenir qu’au professeur Nimbus. Devant ce tir de barrage, donc, les dictionnaires, un moment séduits, n’ont pas osé suivre mais cela ne les empêche pas, à l’occasion et au cas par cas, d’être réceptifs aux sirènes de la réforme en se montrant plus tolérants à propos de formes qui, hier, auraient été tenues pour d’authentiques barbarismes...

Une bonne nouvelle, finalement, cette indulgence grandissante des grammairiens en matière de pluriel des mots composés ? Peut-être. Pour notre part, nous préférerions que les dictionnaires accordent enfin leurs violons et s’en tiennent à une ligne claire. En attendant ce jour béni autant qu’improbable, force est de les consulter, chaque fois bien sûr que cela nous est possible...

 

Replacez ce texte dans son contexte audiovisuel en visitant le site de l'AFPA.