La formation des mots

M. Jourdain, le bourgeois gentilhomme de Molière, l’a suffisamment démontré, lui qui faisait de la prose sans le savoir : il n’est rien de plus difficile à définir que ce dont nous usons tous les jours, à plus forte raison quand nous n’en avons pas conscience. Le plus cocasse est peut-être que la réponse se trouvait ici partiellement contenue dans la question, le mot préfixe fournissant à lui seul une des meilleures illustrations qui soient pour notre leçon du jour : ne doit-il pas, lui le premier, une bonne part de son sens au préfixe pré, du latin prae, lequel signifiait « devant, en avant » ? C’est que la plupart de nos mots sont faits d’un radical — nous préférerions quant à nous parler de base et réserver ce terme radical aux verbes, mais peu importe — auquel vient éventuellement se souder ce que le grammairien, jamais à court de termes barbares, reconnaissons-le, appelle un affixe, du latin affigere, « attacher ». Comme son étymologie l’indique, il s’agit d’un élément qui n’a aucune existence autonome — entendons par là qu’il ne peut être utilisé seul —, mais qui est susceptible d’être incorporé à un mot ou à une racine pour en modifier le sens, voire la fonction grammaticale. Si, comme c’est le cas ici, il s’attache par l’avant (et bon nombre de nos cobayes ont très correctement raisonné sur ce point), on parlera de préfixe. Si c’est par l’arrière, il sera question de suffixe, le latin sub signifiant « en dessous » et, par extension, « après ». Mais nous ne saurions trop insister sur le fait que, pour que l’on parle de préfixe ou de suffixe, il faut naturellement qu’il y ait soudure : contrairement à ce que supposait ce monsieur sans doute emporté par l’enthousiasme de sa démonstration, un article ne saurait être considéré comme un préfixe sous prétexte qu’il précède le nom, pas plus que le verbe ne mérite d’être pris pour un suffixe parce qu’il le suit. Si tel était le cas, chaque mot de la phrase, ou presque, pourrait à bon droit être bombardé préfixe et suffixe ! Mais regardez plutôt la suite, qui vous en dira plus long que tous mes discours...

 

Voilà donc expliqués, sommairement mais clairement, ces deux procédés de la dérivation et de la composition, lesquels permettent de créer, à partir d’un ou de deux mots existants, de nombreux autres termes et grâce auxquels, depuis que notre langue est langue, notre lexique a pu s’enrichir. Les poètes de la Pléiade — dont vous avez probablement conservé, scolarité oblige, un souvenir ému : Du Bellay, Ronsard... — ne procédaient pas autrement quand, au XVIe siècle déjà, ils souhaitaient étoffer le français pour le rendre plus « compétitif » face au latin. Mais vous vous souvenez certainement aussi que Malherbe, moins d’un demi-siècle plus tard, s’emporta contre ces formations sauvages et qu’il s’empressa de mettre un frein à cette frénésie créatrice, ouvrant du même coup le chemin à nos classiques, qui mirent un point d’honneur à n’utiliser, eux, dans leurs écrits, qu’un vocabulaire des plus limités, ce qu’ils appelaient le « fond de la langue ». Les choses, finalement, ont-elles vraiment changé depuis lors ? Il se trouve toujours des puristes pour nous expliquer, dans le sillage de Malherbe, que les besoins d’hier ne sont plus forcément ceux d’aujourd’hui et que, notre langue étant devenue riche, il faut se garder d’abuser d’une dérivation qui, convenons-en, n’est pas toujours exempte de dérives... Ils n’en veulent pour preuve, parmi beaucoup d’autres horreurs, que ce verbe candidater, qui fait actuellement les beaux jours du langage administratif, en particulier celui de l’Éducation nationale..., mais qu’aucun dictionnaire ne s’est encore risqué à homologuer. Reconnaissons avec ses détracteurs que postuler pourrait souvent faire l’affaire et que ce nouveau venu n’est pas des plus esthétiques. Mais l’esthétique n’est-elle pas aussi une question d’habitude ? Il ne manque pas non plus de voix, aujourd’hui, pour stigmatiser la frilosité de notre langue dans ce domaine : s’il n’y a plus, certes, à gagner ses galons face au latin, il est plus que jamais nécessaire de lutter contre l’anglais, dont chacun s’accorde à reconnaître une faculté d’adaptation plus grande à un monde en constante évolution. Si ce dernier s’est incontestablement imposé comme la langue véhiculaire, il le doit évidemment au poids économique du géant américain, mais sans doute aussi, plaident ces partisans d’une langue moins codifiée, moins corsetée, à cette aptitude à créer spontanément, presque instantanément des mots nouveaux, qui « collent » à la réalité du moment. Le débat est ouvert, et nous serions bien inspirés de ne pas l’esquiver car le temps presse : aucune langue n’est éternelle, et la nôtre pas davantage !

 

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